Les femmes sont omnipresentes dans
Les Fleurs du mal
de
Charles Baudelaire
. Dans la section
Spleen et Ideal
, on distingue generalement quatre cycles de poemes consacrees a des femmes connues de l'auteur, dont
Jeanne Duval
,
Apollonie Sabatier
et Marie Daubrun. Baudelaire developpe egalement des themes comme la
prostitution
et le
lesbianisme
. Le rapport aux femmes dans le recueil est cependant ambivalent, passant tantot d'une axiologie positive a une axiologie tres negative ; certains critiques parlent de
misogynie
[
1
]
.
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≪ Le gout precoce des femmes. Je confondais l'odeur de la fourrure avec l'odeur de la femme. Je me souviens... Enfin j'aimais ma mere pour son elegance. J'etais donc un dandy precoce. ≫
[
2
]
De l'amour qu'il porte a sa mere, Caroline Archimbaut-Dufays pour son elegance jusqu'a
Jeanne Duval
(il la faisait s’asseoir devant lui dans un grand fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement, ou lui disait des vers ecrits dans une langue qu'elle ne savait pas
[
3
]
nous raconte
Theodore de Banville
), en passant par
Apollonie Sabatier
(a qui Gautier a ecrit ses
Lettres a la Presidente
),
Charles Baudelaire
conservera, son existence durant, ce gout precoce des femmes qui faconnera durablement et profondement son œuvre et aiguisera sa sensibilite de
dandy
.
Cette fascination amene cependant a des divergences d'interpretations selon les critiques. Ainsi, selon Jean-Michel Hirt, Baudelaire est
≪ amoureux du feminin ≫
[
4
]
, alors que, pour
Erich Auerbach
, Baudelaire propose
≪ une image degradante de la sensualite, et surtout la mise en rapport femme-peche ≫
[
5
]
.
Differentes realites abstraites sont presentees sous les traits d’une femme, le plus souvent par l’utilisation de la majuscule. C’est le cas pour la nature
≪ Du temps que la Nature en sa verve puissante ≫
(
XIX
), la mort
≪ La Mort nous tient souvent par des liens subtils ≫
(
XL
), la beaute
≪ Tu marches sur des morts, Beaute, dont tu te moques ≫
(
XXI
), la douleur
≪ Sois sage, o ma Douleur ≫
, l’elegance, la force
≪ L’Elegance et la Force abondent, sœurs divines ≫
(
XX
), la folie
≪ Te pavaner aux lieux que la Folie encombre ≫
(
XXXVII
), la nuit
≪ Ou, seul avec la Nuit, maussade hotesse ≫
(
XXXVIII
-
I
), etc.
La magicienne
Circe
qui etait parvenue a charmer
Ulysse
;
Diane
, deesse de la chasse ;
Echo
;
Eurydice
la fiancee d’
Orphee
;
Venus
deesse de la beaute ;
Cybele
, deesse de la terre et de la fecondite,
Proserpine
;
Elvire
, la derniere epouse de
Don Juan
; la
Lady Macbeth
de
Shakespeare
…
Le premier titre que Baudelaire avait envisage etait
Les Lesbiennes
[
6
]
, bien qu’il semble qualifier, dans sa correspondance, ce titre de
≪ titre petard ≫
, c’est-a-dire de titre destine a choquer le public
[
7
]
. On peut cependant se demander pourquoi rendre ce theme eponyme, alors que les poemes consacres au
saphisme
ne sont que tres peu nombreux dans
les Fleurs du Mal
: il s’agit essentiellement de
Lesbos
et de deux poemes de
Femmes damnees : Delphine et Hippolyte
et
le Lethe
[
6
]
. C’est que Baudelaire retrouve en elles l’expression de plusieurs thematiques qui lui sont cheres. Celles que le poete en eternelle quete d’absolu appelle ≪ chercheuses d’infini ≫ sont, comme lui, mises au ban de la societe, et comme lui des etres de souffrance. D’autre part, l’impossibilite de l’acte sexuel renvoie a la beaute baudelairienne (voir infra.
M
me
Sabatier) : il ne s’agit pas de chercher le contentement, mais encore le desir, appelant par la l’infini et l’inconnu. Cette beaute reside egalement dans le bizarre qui, pour Baudelaire, est inherent aux lesbiennes. En outre, on retrouve dans la description que fait le poete de l’antique ile de Lesbos le theme du paradis perdu qu’il exploite dans d’autres poemes du meme recueil. Enfin, si la reponse est a chercher dans le reel plutot que dans l’esthetique, on sait que certaines de ses maitresses, a commencer par
Jeanne Duval
, ont eu, au moins episodiquement, des liaisons feminines.
La partie des
Fleurs du mal
que Baudelaire consacre aux femmes est situee dans la section
Spleen et Ideal
et est habituellement decomposee en plusieurs cycles, bien qu’on trouve des poemes sur les femmes depuis
Tableaux parisiens
jusqu’a
la Mort
.
- Les poemes
XXII
("Parfum exotique") a
XXXIX
("Je te donne ces vers...") constituent le cycle de
Jeanne Duval
, meme si deux de ces poemes ont ete attribues a une prostituee surnommee ≪ Sara la louchette ≫ : le
XXXII
≪ Une nuit que j’etais pres d'une affreuse Juive... ≫
et le
XXV
≪ Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle/Femme impure !... ≫
. Jeanne Duval etait figurante dans un petit theatre et on pense qu’elle s’appelait en realite Jeanne Lemer, mais elle aurait change de nom a plusieurs reprises pour fuir ses creanciers : on sait par exemple qu’elle avait pris en 1864 celui de ≪
M
lle
Prosper ≫. Au physique, elle avait une demarche triomphale, des cheveux noirs eclatants, de grands yeux bruns, des levres sensuelles, et ce que Baudelaire appelait des
≪ seins aigus ≫
. De caractere, elle aurait ete sournoise, menteuse, debauchee, depensiere, alcoolique, ignorante et stupide... portrait peu flatteur, en verite. Mais il est vrai qu’il recommande des femmes betes aux jeunes litterateurs car, selon lui,
≪ la betise est toujours la conservation de la Beaute, elle eloigne les rides ; c’est un cosmetique divin qui preserve nos idoles des morsures que la pensee garde pour nous, vilains savants que nous sommes ! ≫
Sa liaison avec le poete fut sans cesse rompue et renouee.
- Les poemes
XL
a XLVIII consacrent le cycle de
M
me
Apollonie Sabatier
, surnommee ≪ La Presidente ≫. Aussitot ecrits, la plupart des poemes qui lui etaient adresses lui ont ete envoyes anonymement :
A celle qui est trop gaie
fut recu le
. Elle avait 30 ans, et a deux jours pres un an de moins que Baudelaire. Richement entretenue par le fils d’un banquier, elle recevait chez elle (place Pigalle) de nombreuses compagnies d’artistes et d’ecrivains. Tous ceux qui l’ont connue s’accordent a dire que trois graces rayonnaient d’elle : la beaute, la bonte et la joie. En
, elle cedera au poete et dechoira des lors du piedestal sur lequel il l’avait elevee, puisque celui-ci lui ecrira peu apres:
≪ Il y a quelques jours, tu etais une divinite, ce qui est si commode, ce qui est si beau, si inviolable. Te voila femme maintenant… ≫
- Les poemes
XLIX
a LVIII forment le cycle de Marie Daubrun, actrice. On sait peu de choses d’elle, si ce n’est qu’elle est souvent surnommee ≪ la femme aux yeux verts ≫ et qu’il la frequenta vers 1847. Baudelaire semble chercher en elle l’oubli de ses precedents tourments amoureux. Elle incarne plutot le double, la sœur, que l’amante (cd.
≪ Mon enfant, ma sœur/ Songe a la douceur/ D’aller la-bas vivre ensemble ! ≫
)
- Vient ensuite le cycle des inspiratrices secondaires, des poemes
LVIII
a
LXIV
. Le
LIX
a pour objet une amie de
M
me
Sabatier nommee Elisa Neri dont la liberte de pensee et d’action avaient frappe Baudelaire ; le
LXI
("A une dame creole") fut le premier poeme publie par Baudelaire, paru dans
l'Artiste
du
. Le poeme figurait dans une lettre adressee le
a M. Autard de Bragard, le mari de la dame, a l’ile Bourbon :
≪ Vous m’avez demande quelques vers a Maurice pour votre femme, et je ne vous ai pas oublie ≫
. Le
LXII
evoque une Agathe, le
LX
une certaine Francisca et le
LXIV
une Marguerite. Toutes les destinataires de ces poemes n’ont cependant pas pu etre identifiees.
- ↑
"Baudelaire misogyne", Cahiers de litterature francaise, 2017, n° 16, Adjectif Baudelaire
- ↑
Les Fleurs du Mal
- Journaux intimes
Fusees
(Choix), XVIII. Editions Pocket, 1997, p. 256.
(
ISBN
2-266-03187-2
)
- ↑
Th. de Banville,
Petites Etudes
-
Mes Souvenirs
. Charpentier, 1882, p.74-76.
- ↑
Jean-Michel Hirt, ≪
L'Amour decompose
≫,
Topique
,
n
o
91,
,
p.
55-63, premier paragraphe
(
lire en ligne
)
- ↑
Erich Auerbach
(
trad.
Robert Kahn), ≪
Les Fleurs du Mal de Baudelaire et le sublime
≫,
Poesie
,
vol.
124,
n
o
2,
,
p.
60-74.
(
lire en ligne
)
- ↑
a
et
b
Robert Guiette
,
≪ Le titre des Petits Poemes en prose ≫
, dans
Eugene Vinaver
(dir. et pres.),
Modern Miscellany
, Manchester University Press,
(
lire en ligne
)
,
p.
109
- ↑
Claude Pichois
,
≪ Notice ≫
, dans
Baudelaire. Œuvres completes
, Galiimard,
coll.
≪ La Pleiade ≫,
,
p.
792-794
- Sophie Boyer,
La femme chez Heinrich Heine et Charles Baudelaire : le langage moderne de l'amour
, Paris, L'Harmattan, 2005.
- Pierre Emmanuel,
Baudelaire, la femme et Dieu
, Paris, Seuil, 1982.
- Franca Franchi, ≪ Baudelaire misogyne ≫,
Cahiers de litterature francaise
, n° 16 ≪ Adjectif Baudelaire ≫, 2017.
- Pierre Laforgue,
Œdipe a Lesbos : Baudelaire, la femme, la poesie
, Saint-Pierre-du-Mont, Euredit, 2002.
- Christine Plante (dir.),
Masculin / Feminin dans la poesie et les poetiques du XIXe siecle
, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003.
- M. Robic,
"Femmes damnees". Saphisme et poesie (1846-1889)
, Paris, Classiques Garnier, coll. ≪ Masculin/feminin dans l'Europe moderne ≫, 2012.
- Loic Windels, ≪ Flaubert, Baudelaire ou l'art de s'adresser aux femmes ≫,
Arts poetiques et arts d’aimer
, actes de colloque en ligne sur le site Fabula,
.
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