Manifestation de rue
aux Etats-Unis en faveur de l'
egalite des droits
, 1963
L’
opinion publique
designe l'ensemble des
convictions
et des
valeurs
, des
jugements
, des
prejuges
et des
croyances
plus ou moins partages par la population d'une societe donnee.
De meme qu'une opinion se caracterise par son aspect
normatif
et se differencie de l'
esprit critique
(marque, lui, par le questionnement, l'argumentation, l'approche contradictoire et le souci d'approcher une certaine verite), l'opinion publique peut parfois etre construite sur des avis tranches, des emotions, des informations non verifiees pouvant se reveler fausses, qu'elles soient vehiculees intentionnellement ou non.
L'ensemble des sociologues s'accordent sur l'idee que ce n'est qu'au
XX
e
siecle, avec l'apparition des
medias de masse
, qu'il est legitime de parler de ≪
societe de masse
≫ et d'≪ opinion publique ≫. Ils demontrent egalement combien celle-ci est manipulable par des techniques de
propagande
, ce qui explique notamment l'apparition des grands
regimes totalitaires
(fascisme, communisme, nazisme…).
Dans les democraties, la propagande vise essentiellement a influer sur les choix politiques. Plus largement, et des lors que l'ideologie dominante est le
capitalisme
, la
publicite
est consideree comme une forme de propagande visant a faconner les
comportements
et les
styles de vie
dans le sens du
consumerisme
.
A la fin du
XX
e
siecle, le debat confronte essentiellement deux camps :
- le premier (et le plus important majoritairement) de sensibilite
post-marxiste
, selon qui l'opinion est faconnee par les proprietaires des grands medias et l'ensemble de leurs soutiens, les acteurs principaux du capitalisme ;
- le second, minoritaire, de sensibilite
technocritique
, selon qui l'evolution des
moyens de communication
et le fait qu'ils sont de plus en plus accessibles a un grand nombre conditionnent les individus au point que la frontiere entre ≪ propagandistes ≫ et ≪ propagandes ≫ devient extremement relative.
Ce debat est relance au
XXI
e
siecle, quand, avec internet, les individus ne sont plus seulement "consommateurs" mais "producteurs" d’opinions partagees a une certaine echelle et que, n'etant soumis a aucune deontologie, a la difference des journalistes, un certain nombre d'entre eux en viennent a repandre des quantites d'
infox
(
fake news
) sur les
reseaux sociaux
.
La
doxa
est generalement consideree comme la figure anticipatrice de l'opinion publique
[
1
]
. Cette notion traverse l'histoire de l'Antiquite jusqu'a la fin du
XVIII
e
siecle et c'est a partir du moment ou naissent la democratie moderne et ≪ les processus qui la renforcent ou la devoient ≫ que les intellectuels pensent en termes d'opinion publique
[
2
]
.
Selon
Dominique Reynie
,
≪ l'histoire des theories de l'opinion peut etre segmentee en trois moments :
- de l'Antiquite a la fin du Moyen Age, l'opinion des hommes ordinaires, ou l'opinion du vulgaire, est stigmatisee comme l'expression d'un ensemble de prejuges que les esprits savants doivent ignorer mais que les princes doivent surveiller et conduire. (…) ;
- de la
Renaissance
a la fin du
XVIII
e
siecle, le deploiement de l'
imprimerie
favorise la constitution d'un public eclaire. Les lecteurs accedent a l'enonce public depuis le nouvel espace eminemment prive du for interieur. D'un autre cote, les
guerres de religion
font eclore les premieres grandes batailles d'opinions. (…) ;
- a partir du
XIX
e
siecle, la question de l'opinion publique se lie etroitement a la quete de sa mesure. L'opinion devient un objet que les sociologues disputent aux philosophes, tandis que l'argument si particulier de la quantite joue un role peu a peu determinant dans la qualification d'une opinion commune. ≫
[
3
]
.
La
Grece antique
est connue comme le lieu de naissance de la
democratie
. D'une part, il s'agit d'une democratie reduite a un
petit nombre
de personnes, les
aristoi
, au sein d'une societe esclavagiste, d'autre part ≪ la ≫ Grece n'existe pas encore, seules existent des cites (s'opposant d'ailleurs souvent les unes aux autres) : la question de l'opinion publique ne se pose donc pas. En revanche se pose celle de l'
opinion
et l'enjeu des debats menes par les
philosophes
est precisement de distinguer un simple avis (
doxa
) d'une reflexion elaboree. Or ce qui permet de faire cette difference, c'est la
raison
(
logos
) ; plus exactement sa nature
contradictoire
, ou
dialectique
, qui ? seule ? constitue une garantie d'
esprit critique
.
Cette distinction emerge probablement des le
VIII
e
siecle
av. J.-C.
Les references morales d'
Homere
et celles d'
Archiloque
posent en effet les bases d'une tradition opposant de facon antinomique les images
desacralisantes
aux representations
distinguees
, notamment a travers les fables animalieres, les caricatures et la culture de l'injure
[
4
]
. C'est donc au moment ou apparait l'opposition entre opinion et jugement qu'emerge le sentiment de legitimite sinon du
grand nombre
du moins d'un
nombre elargi
de personnes.
Au debut du
V
e
siecle
av. J.-C.
, la reflexion philosophique s'empare de ces concepts. Le philosophe grec
Parmenide
oppose le concept de verite (
aletheia
) aux opinions erronees qu'il appelle
doxai
. Toutefois, en matiere de savoir politique, qui est ancre dans la pratique, l'opposition entre verite et doxa est moins nette
[
5
]
. Ainsi,
Platon
? tout en condamnant l'opinion publique (
doxa
vulgus
) pour sa versatilite, sa trop grande sensibilite et sa superficialite qui la livrent en pature aux
sophistes
formant les hommes politiques d'alors aux manipulations argumentaires
[
6
]
? reconnait cependant dans
Les Lois
l'existence d'une ≪ opinion vraie ≫ :
≪ Quand il aura observe tout cela, il preposera au maintien de ses lois des magistrats qui jugeront, les uns d'apres la raison, les autres d'apres l'opinion vraie ≫
[
7
]
. De meme
Aristote
, dans son livre la
Politique
, reconnait l'existence d'une opinion vraie qu'il appelle ≪ sagesse ≫ ou
phronesis
(Livre III, 1277b)
[
5
]
.
La
civilisation romaine
, qui va prendre l'ascendant sur toute l'Europe et l'Afrique du Nord, est egalement esclavagiste. De surcroit, les debats philosophiques ont beaucoup moins d'impact sur la vie politique que chez les Grecs. En revanche, le
droit
va jouer un role essentiel et c'est notamment en son nom qu'emerge un nouveau concept : la
chose publique
(≪
res publica
≫, qui donnera plus tard le mot ≪ republique ≫). Meme l'Empire est considere comme ≪ chose publique ≫, independante de la personne de l'empereur. En veillant scrupuleusement a ce que le droit soit respecte sur l'ensemble de leurs territoires, les Romains vont elaborer une nouvelle entite qui, par la suite, jouera un role central dans la constitution de ce que l'on appelle l'opinion publique : l'
Etat
. En effet, si dans les regions conquises la vie quotidienne reste inchangee, les villes perdent leur independance vis-a-vis de Rome, ce qui, sur le long terme, va avoir un impact considerable sur les mentalites : le sentiment d'
appartenance
a une entite politique abstraite.
Au
Moyen Age
, l'Europe entiere est
christianisee
. Comme sous l'Antiquite, l'ensemble de la population ? sa "masse" ? est illettree. Alors que les
invasions barbares
ont ruine l'edifice politique elabore par les Romains, le
Pape
siege toujours a Rome et l'
Eglise
exerce une emprise spirituelle sur les differents monarques. Ce sont donc des religieux qui constituent l'
elite
de tout le continent et la seule
doctrine
qu'ils imposent, du moins explicitement, est celle contenue dans la
Bible
. A cette fin, la population etant illettree, les fresques et les vitraux ornant les edifices religieux remplissent une fonction educative : la doctrine est mediatisee par les images et celles-ci sont precisement concues pour alimenter directement l'imaginaire des populations.
Au cours des dix siecles qui jalonnent le Moyen Age, les choses vont evoluer. L'Eglise n'avait pu etablir son autorite qu'au terme d'un accord passe avec l'
Etat
(en l’occurrence au
IV
e
siecle avec l'empereur
Constantin
). Or, du fait de son audience aupres des princes, elle constitue desormais elle-meme un Etat, implante sur un territoire et dote de moyens materiels. Son influence spirituelle s'en trouve diminuee. A la longue, au fur et a mesure que s'emousse cette influence et que la societe europeenne se
secularise
, les princes vont retrouver une certaine autonomie et un certain pouvoir. Certes, celui-ci est filtre par celui des
seigneuries
et l'unite politique de reference reste le
fief
tandis que le sentiment d'appartenance reste lie a la communaute, de taille restreinte. On n'observe donc rien a cette epoque qui puisse s'apparenter au concept d'opinion publique. Certes, en marge de la doctrine enseignee par l'Eglise, se manifestent toute une multitude de
croyances
, dont la plus celebre est celle liee a la
sorcellerie
, mais, pour qu'emerge le concept d'opinion publique, il faudra attendre que naisse le sentiment d'appartenance a l'Etat (au
XIX
e
siecle) puis qu'avec les
medias de masse
emerge au
XX
e
siecle ce que les sociologues appellent la
societe de masse
.
Les quatre siecles separant le Moyen Age de l'
epoque contemporaine
vont constituer une phase de transition.
Les
fresques
du peintre
Lorenzetti
qui ornent une salle du
Palais public de Sienne
, au
XIV
e
siecle, sont parfois considerees par les historiens comme un des premiers symptomes de la modernite, au sens ou elles temoignent d'une ouverture sur le monde denuee de toute reference religieuse
[
8
]
. N'y accedent cependant qu'une partie extremement restreinte de la population, laquelle reste globalement sous l'emprise ideologique de l'Eglise.
De meme, lorsque, deux siecles plus tard, en 1532, le Florentin
Nicolas Machiavel
publie
Le Prince
, il faudra qu'une longue periode s'ecoule avant qu'il soit considere comme l'un des fondateurs de la politique moderne. Il n'empeche que, des 1558, un jeune Francais s'interroge sur le ≪
fait du prince
≫, plus exactement sur le fait qu'un grand nombre de ses semblables se montrent disposes a se plier aux desiderata du monarque jusqu'a y sacrifier une bonne partie de leur liberte : il s'agit d'
Etienne de La Boetie
, age d'a peine 18 ans, dans son
Discours de la servitude volontaire
. Ce texte pose la question de la legitimite de toute autorite sur une population et tente d'analyser les raisons de la soumission de celle-ci.
La posture circonspecte de La Boetie va toutefois demeurer ultra-minoritaire : ce qui augmente, en revanche, c'est un certain engouement pour la democratie et le droit, pour le grand nombre, de participer aux decisions politiques.
Au
XVII
e
siecle, plus exactement vers 1640,
Hobbes
identifie l'opinion a la conscience
[
9
]
.
John Locke
Et cinquante ans plus tard, en 1689, dans son
Essai sur l'entendement humain
,
John Locke
reconnait specifiquement la valeur de l'opinion, dont il fait l'une des trois sources du jugement moral :
≪ Voici, ce me semble les trois sortes de lois auxquelles les hommes rapportent en general leurs actions, pour juger de leur droiture ou de leur obliquite : la loi divine, la loi civile et la loi d'opinion ou de reputation ≫
[
10
]
, laquelle, entre toutes, est ≪ la plus universelle et la plus contraignante ≫. Selon
Sandro Landi
, specialiste d’histoire de la culture politique,
≪ il s’agit d’un texte tres debattu car Locke affirme que les hommes, dans la plupart des cas observables, fondent leurs actions non tant sur des principes rationnels et eleves mais plutot sur des conventions et des regles morales soumises aux opinions dominantes dans chaque societe ou groupement humain ≫
[
11
]
. Locke definit la loi d'opinion comme
≪ cette approbation ou cette desapprobation, cette louange ou ce blame, qui par consentement tacite et secret s’installent en diverses societes, tribus et associations humaines a travers le monde : des actions y acquierent credit ou disgrace, selon le jugement, les normes ou les habitudes du lieu ≫
[
12
]
. Ce faisant, il ravive la tension entre morale et politique et prepare le renversement de la formule qui fondait la doctrine absolutiste de l'Etat, en introduisant l'idee que
veritas non auctoritas facit legem
(≪ c'est la verite et non le pouvoir qui fait la loi ≫)
[
13
]
.
Jean-Jacques Rousseau
Au
XVIII
e
siecle, plus precisement durant la periode precedant la
Revolution francaise
, emergent a la fois les notions d'
interet general
et d'opinion publique. Certes, dans la pure tradition philosophique, l'article
Opinion
de l'
Encyclopedie
oppose l'opinion a la science :
≪ la science est une lumiere pleine & entiere qui decouvre les choses clairement, & repand sur elles la certitude & l’evidence ; l’opinion n’est qu’une lumiere foible & imparfaite qui ne decouvre les choses que par conjecture, & les laisse toujours dans l’incertitude & le doute ≫
[
14
]
. Comme le note l'historienne
Mona Ozouf
, on trouve alors chez les philosophes la volonte de
≪ constituer une opinion publique eclairee ≫
[
15
]
.
Pour
Malesherbes
, en 1775, le public est
≪ un tribunal independant de toutes les puissances… qui prononce sur tous les gens de merite ≫
[
16
]
. Ce surgissement de l'opinion
populaire
est lie a l'affaiblissement des autorites traditionnelles, l'Eglise et la monarchie. Pour les economistes
physiocrates
, celle-ci est
≪ la seule contre-force imaginable ≫
[
17
]
.
Rousseau
a une position plus nuancee : s'il voit dans la ≪ volonte generale ≫ un garde-fou contre le despotisme, il s'en mefie aussi dans la mesure ou le peuple est facilement influencable :
≪ Il importe donc pour avoir bien l’enonce de la volonte generale qu’il n’y ait pas de societe partielle dans l’Etat & que chaque Citoyen n’opine que d’apres lui ≫
[
18
]
. En cela, Rousseau se revele
≪ plus perspicace que les reveurs d'une opinion publique unifiee ≫
[
19
]
.
L'avenement de la
Republique
fait du peuple un acteur a part entiere, a tel point que
Saint-Just
parle de
≪ conscience publique ≫
[
20
]
. Le syntagme
opinion publique
apparait dans le
Dictionnaire de l'Academie
en 1798
[
21
]
.
Cette opinion publique suscite un certain enthousiasme, notamment par
Burke
et
Bentham
[ref. necessaire]
. Dans
Qu'est-ce que les Lumieres ?
,
Kant
souhaite lui aussi que s'exprime la volonte du peuple entier mais il rappelle l'importance de la raison critique dans le cadre de la societe bourgeoise ou l'economie privee semble relever de l'ordre naturel
[
22
]
.
Des intellectuels tels que
Constant
et
Guizot
se montrent egalement favorables a l'expression du peuple
[ref. necessaire]
.
En revanche,
John Stuart Mill
et surtout
Alexis de Tocqueville
mettent en doute la pretendue autodetermination de l'opinion populaire
[
23
]
.
Dans son livre sur
Herbert Spencer
,
John David Yeadon Peel
rapporte que le depute britannique
William Alexander Mackinnon
definit en 1828 l'opinion publique ainsi :
≪ Elle est ce sentiment sur n'importe quel sujet qui est entretenu, produit par les personnes les mieux informees, les plus intelligentes et les plus morales dans la communaute. Cette opinion est graduellement repandue et adoptee par toutes les personnes de quelque education et de sentiment convenable a un Etat civilise ≫
[
24
]
.
En 1888 l'Americain
James Bryce
fait emerger le concept d'opinion publique
[
25
]
.
Gustave Le Bon
Les toutes premieres analyses scientifiques du phenomene de l'opinion publique (et plus generalement du comportement des individus a l'ere industrielle) datent de la naissance de la
sociologie
, a la fin du
XIX
e
siecle.
En 1895, dans
Psychologie des foules
,
Gustave Le Bon
(pionnier de la
psychologie sociale
) souligne non seulement que le comportement d'un individu peut differer sensiblement quand il est dans une foule ou quand il est isole
[
26
]
. La foule, selon Le Bon, est distincte du simple agregat d'individus.
≪ Dans certaines circonstances, et seulement dans ces circonstances, une agglomeration d'hommes possede des caracteres nouveaux fort differents de ceux des individus composant cette agglomeration. La personnalite consciente s'evanouit, les sentiments et les idees de toutes les unites sont orientes dans une meme direction ≫
[
27
]
.
En 1901,
Gabriel Tarde
, qui a beaucoup correspondu avec Le Bon, publie
L'opinion et la foule
:
≪ des milliers d'individus separes peuvent a un moment donne, sous l'influence de certaines emotions violentes, un grand evenement national par exemple, acquerir les caracteres d'une foule psychologique ≫
[
28
]
. Selon lui, l'opinion publique peut venir concurrencer dangereusement la raison. En revanche, en 1904, le sociologue americain
Robert E. Park
, passionne par le phenomene de l'urbanisation et theorisant la notion d'
espace public
, aborde la notion d'opinion publique de maniere pragmatique
[
29
]
.
En 1908 et 1909 l'Americain
Wilfred Trotter
publie les deux volumes de
Herd instinct and its bearing on the psychology of civilized man
(L'instinct gregaire et sa manifestation dans la psychologie de l'homme civilise). Il y introduit la notion de
comportement gregaire
(
herd behavior
).
C'est principalement aux lendemains de la
Premiere Guerre mondiale
que s'amorce le debat sur l'opinion publique et les techniques de manipulation des consciences. Durant le conflit, les journaux ont abondamment utilise la
propagande
et le
bourrage de crane
pour federer les populations contre l'ennemi et valoriser la nation. L'epoque est egalement marquee par la montee des
regimes totalitaires
(le
communisme
en URSS et le
fascisme
en Italie), utilisant les techniques de
communication de masse
pour susciter l'adhesion a leurs
ideologies
.
En 1922, deux ouvrages majeurs paraissent de part et d'autre de l'Atlantique :
Critique de l'opinion publique
de l'Allemand
Ferdinand Tonnies
[
30
]
et
Opinion publique
du journaliste americain
Walter Lippmann
[
31
]
. D'autres sociologues lui emboitent le pas, dont Cantril (
Gauguing Public Opinion
, 1944) et Ogle (Public Opinion and Political Dynamics, 1948).
- Le livre de Tonnies est une commande d'un editeur qui souhaitait un pendant allemand au livre de Tarde. Si son auteur reconnait le role majeur de la presse dans la constitution d’un lien social entre les opinions individuelles, il estime en revanche que l’opinion publique ne saurait etre renvoyee a de l’irrationnel et etre confondue avec de simples
croyances
populaires. En effet, si les politiques la guettent, ils la redoutent egalement car ils savent qu'elle ne forme pas un tout homogene et qu'elle est versatile. Selon Tonnies, il en va d’elle comme d’une assemblee qui debat, puis rend une decision
[
32
]
,
[
33
]
. Selon le sociologue Aurelien Berlan, le merite de Tonnies est de voir dans ≪ ce tribunal moral qu’est l’opinion publique ≫ un facteur ≪ aussi puissant que l’etait la religion ≫ mais, en revanche, il ne percoit pas que cette expression collective est le plus souvent mise sous controle
[
34
]
.
Walter Lippmann
- Le livre de Lippman presente une tonalite ouvertement pessimiste car il presente l'opinion publique comme le symptome de l'impuissance de l'individu face a la complexite du monde. De surcroit sont etudiees les techniques de
manipulation
des consciences. Lippmann fait valoir que, pour mener a bien une
propagande
, une barriere entre le public et les evenements doit necessairement etre instauree
[
35
]
. Selon lui, cette nouvelle forme de propagande, basee sur les recherches en
psychologie
associees aux moyens de
communications modernes
[
36
]
. Il utilise alors l'expression ≪
fabrique du consentement
≫.
De fait, des l'annee 1923, le
publicitaire
Edward Bernays
(incidemment neveu de
Freud
) publie un ouvrage qui fait de lui le pere de la propagande politique institutionnelle et de l'industrie des relations publiques, ainsi que du consumerisme americain. En combinant les idees de
Gustave Le Bon
sur la psychologie des foules, celles de
Wilfred Trotter
sur la psychologie sociale et celles de Freud sur l'inconscient, il est l'un des premiers a les instrumentaliser pour influencer les individus dans toutes sortes de domaines : aussi bien les idees politiques que l'achat de biens de consommation. Selon lui, une foule ne peut pas etre consideree comme ≪ pensante ≫ car seul le
ca
s'y exprime, c'est-a-dire les pulsions inconscientes. C'est a celles-ci que tout publicitaire doit prioritairement s'adresser
[
37
]
.
En 1925, Lippmann ecrit un nouvel ouvrage,
Le public fantome
, dans lequel il reprend et developpe son idee : la complexite croissante des realites sociales est telle qu'elle produit sinon l'indifference du ≪ public ≫ (les citoyens) du moins son ignorance ; au point qu'elle interdit la formation d'une opinion publique
veritable
. Selon lui, ≪ les carences des jugements individuels et le comportement largement
prive
des citoyens aboutissent a menacer la possibilite meme d'une solidarite politique en termes de visee du bien commun ≫
[
38
]
.
Paul Lazarsfeld
C'est finalement aux Etats-Unis (pays pionnier en matiere de
production
et de
communication de masse
et ou naitront les techniques de
sondage d'opinion
, en 1936) que s'elaborent les premieres veritables etudes sociologiques sur l'opinion publique et la
societe de masse
. Elle debutent par un seminaire organise par la
fondation Rockefeller
a New-York de
a
, auquel participent notamment les sociologues
Paul Lazarsfeld
(pionnier en matiere d'enquetes pour la collecte d'informations) et
Harold Lasswell
(qui a ete propagandiste durant la Premiere Guerre mondiale et qui est par ailleurs expert en sciences politiques a l’universite de Chicago) ainsi que le psychologue Hadley Cantril.
Toutefois, les chercheurs sont egalement circonspects quant aux changements societaux induits par l'emergence des
medias de masse
. Ainsi, en 1939, William Albig insiste sur le fait qu'il n'est plus possible d'aborder la notion d'opinion publique sans en tenir compte
[
39
]
. Un grand nombre d'autres sociologues lui emboitent le pas : Cantril (
Gauguing Public Opinion
, 1944), Doob (
Propaganda and Public Opinion
, 1948), Ogle (
Public Opinion and Political Dynamics
, 1950), Powell (Anatomy of Public Opinion, 1951), MacDougall (
Understanding Public Opinion
, 1952)… jusqu'a la publication, en 1955, d'un livre de
Katz
et
Lazarsfeld
qui va faire reference :
Personal influence
[
40
]
. S'appuyant sur une
enquete de terrain
menee non loin de Chicago, les auteurs battent en breche l'idee communement admise de la propagande manipulatrice des medias. Ils estiment que les individus s'exposent de facon tres variable aux medias et que le processus de l'influence s'opere d'une part sous l'effet de relations interpersonnelles, d'autre part, et en grande partie, sous la suggestion d'acteurs intermediaires, les "
leaders d'opinion
" : les idees circulent donc d'abord des medias vers ces intermediaires puis de ceux-ci vers la population ≫
[
41
]
,
[
42
]
.
En comparaison de l'important dispositif deploye par les chercheurs americains, les Europeens s'en tiennent a des positions reservees et plutot convenues. Apres une analyse poussee de
Jean Stoetzel
sur la ≪ theorie des opinions ≫, en 1943
[
43
]
, la reflexion s'essouffle. Tout au plus, en 1956, l'economiste et sociologue francais
Alfred Sauvy
, publie un
Que sais-je
sur le sujet
[
44
]
et l'annee suivante, le philosophe
Gaston Berger
coordonne un ouvrage collectif rendant compte de debats tenus a l'Institut d'etudes juridiques de Nice mais dont la reception est limitee.
Jacques Ellul
(ici en 1990)
En revanche, en 1962,
Jacques Ellul
publie un ouvrage important dans lequel, d'une part il rend compte des differentes recherches effectuees aux Etats-Unis, d'autre part il expose un ensemble de theories personnelles
[
45
]
. Selon lui, tout d'abord, ce ne sont pas seulement les
mass media
qui influent sur les mentalites mais les techniques dans leur ensemble dans la mesure ou, de concert, formant un tout coherent, elles generent et developpent un
conformisme
d'un type nouveau : un attachement extreme au
confort materiel
. Ensuite, ce ne sont pas seulement les messages de propagande classiques (centres sur la ≪
guerre psychologique
≫) qui limitent l'
esprit critique
mais toutes sortes de ≪ techniques immaterielles ≫, en premier lieu les
relations publiques
et les informations dans leur totalite, des lors que les unes comme les autres se focalisent sur les
faits
et l'
actualite
, deconnectant par consequent ces faits de leurs valeurs et de leur sens. Enfin, la ligne de demarcation entre
propagandistes
et propagandes s'attenue toujours plus : il est intellectuellement malhonnete de faire porter toute la responsabilite du ≪ bourrage de crane ≫ sur les premiers car, inconsciemment, les seconds sont leurs complices, ils souhaitent en effet fuir la realite et les responsabilites qu'elle leur impose.
≪ La propagande correspond a un besoin de l’individu moderne. Et ce besoin cree en lui un besoin de propagande. L'individu est place dans une situation telle qu'il a besoin d'un adjuvant exterieur pour faire face a sa propagande. Bien entendu, il ne dit pas : ≪ je veux une propagande ! ≫. Au contraire, obeissant a des schemes prefixes, il en a horreur car il se croit ≪ une personne libre et majeure ≫. Mais en fait, il appelle et desire cette action qui lui permet de parer a certaines agressions et de reduire certaines tensions. […] Le secret de la reussite d'une propagande tient a ceci : a t-elle ou non satisfait un besoin inconscient ? Elle ne peut avoir d’effet que si le besoin existe (et que celui-ci) n’est pas ressenti comme tel mais reste inconscient
[
46
]
. ≫
Un element particulier fait considerablement evoluer le debat sur l'opinion publique : le
sondage d'opinion
. Dans ce contexte, le sociologue
Pierre Bourdieu
considere l'opinion publique comme un objet construit,
≪ un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l'etat de l'opinion a un moment donne du temps est un systeme de forces, de tensions et qu'il n'est rien de plus inadequat pour representer l'etat de l'opinion qu'un pourcentage ≫
. Il ajoute que
≪ l'effet fondamental de l'enquete d'opinion [est de] constituer l'idee qu'il existe une opinion publique unanime, donc legitimer une politique et renforcer les rapports de force qui la fondent ou la rendent possible ≫
. Bourdieu intitule d'ailleurs son article
≪ l'opinion publique n'existe pas ≫
[
47
]
.
L’
inoculation psychologique
a montre qu'elle pouvait influencer l'opinion publique lors des
elections americaines
en 2000, en augmentant l’interet de certains groupes participants pour la campagne electorale, leurs connaissances vis-a-vis des candidats ainsi que leur intention d’aller voter, comparativement au groupe controle
[
48
]
.
Dans le sillage d'un Bourdieu, le sociologue
Alain Accardo
considere que la realite de l'≪ opinion publique ≫
≪ tient pratiquement tout entiere dans ce qu'en disent les medias et tout specialement aujourd'hui les instituts de sondage qui, sans s'interroger outre mesure sur le bien-fonde de leur demarche, collent a des fins d'agregation statistique, cette etiquette abusivement globalisante et homogeneisante sur une serie limitee d'opinions individuelles artificiellement provoquees par leurs questions et de surcroit arbitrairement considerees comme interchangeables ≫
[
49
]
.
L'avenement d'internet dynamise le debat puisqu'avec internet, les individus ne sont plus seulement consommateurs mais aussi producteurs de medias.
Des medias sociaux comme
Instagram
et
Facebook
ont notamment ete utilises pour influencer l'opinion publique
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Le partage dematerialise des connaissances
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Des medias sociaux comme
Instagram
et
Facebook
ont notamment ete utilises pour influencer l'opinion publique
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groupes d’interets
consiste a produire des sondages non-representatifs afin de biaiser les resultats
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