Le
cartel des gauches
etait une coalition electorale, constituee dans une cinquantaine de departements, pour les
elections legislatives de 1924
entre les
radicaux independants
, le
Parti radical et radical-socialiste
, le
Parti republicain-socialiste
auquel se joignirent des socialistes independants, et la
SFIO
. Les radicaux emmenes par
Edouard Herriot
dominerent la coalition victorieuse aux elections legislatives de 1924
[
1
]
.
Les premiers
deputes
communistes
qui sont elus en 1924 siegent dans l'opposition. Les
socialistes
ne participent pas au gouvernement de peur de se faire taxer de trahison sociale par les communistes qui verraient en cette alliance une collaboration avec un regime bourgeois. Les socialistes ne feront que soutenir les orientations politiques prises en cas de succes. La victoire de
1924
est ainsi une simple entente electorale amorcee des la fin de l'annee 1923 et non une collaboration, dictee essentiellement par la volonte commune de battre le
Bloc national
.
Cette coalition fut reconduite pour les
elections legislatives de 1932
et regroupa les radicaux et les socialistes. Cependant, ces derniers poserent en 1932 des conditions a leur participation, qui furent rejetees par les radicaux (les ≪ conditions Huyghens ≫), ce qui entraina une majorite parlementaire fragile. Les socialistes ne participeront a l'action gouvernementale qu'a partir de 1936 dans la coalition du
Front populaire
. Le gouvernement de Front populaire etant d'ailleurs le premier de la
III
e
Republique
dirige par les socialistes.
Le cartel des gauches associa ainsi quatre groupes :
- les Radicaux independants (frange de droite des radicaux),
- les radicaux-socialistes, unifies desormais,
- le republicains-socialistes avec des socialistes independants (
Paul Painleve
),
- la SFIO.
La scission intervenue a l'issue du
congres de Tours
permet a la SFIO de se tourner vers une nouvelle alliance avec les radicaux, dans la plus pure tradition republicaine des alliances electorales. Des accords sont trouves lors des elections senatoriales de janvier 1921 et cantonales de mai 1922
[
2
]
. Au cours de l'automne 1921,
Painleve
fonde la
Ligue de la Republique
, qui reunit la nouvelle generation d'elus radicaux et les republicains-socialistes. Deux nouveaux journaux passionnement acquis a la cause de la Republique, un quotidien (
Le Quotidien
) et un hebdomadaire (
Le Progres civique
) sont lances dans le meme temps. Ce sont les premiers pas vers la formation du cartel, encouragee par les relations qu'entretiennent entre eux socialistes et radicaux au sein de la
Ligue des droits de l'homme
et des
loges maconniques
. Comme au temps du
Bloc des gauches
, le cartel des gauches repose essentiellement sur la formation de comites locaux et sur le soutien de societes de pensee et de loges maconniques. Les fonctionnaires officieusement organises au sein de la
Federation des fonctionnaires
de
Charles Laurent
, proche de la
CGT
, et tout particulierement les instituteurs soutiennent activement la constitution de la nouvelle coalition
[
3
]
.
Les radicaux sont souvent tres favorables a une alliance avec les socialistes, au moins pour eviter que la loi electorale ne les marginalise comme cela a ete le cas a l'issue des
legislatives precedentes
. Au congres de Marseille, la SFIO approuve la formation d'un cartel purement electoral, dit "d'une minute". Pas question de se compromettre dans une eventuelle participation a un gouvernement dans le cadre des institutions bourgeoises
[
3
]
. Le cartel est officiellement lance.
Ses mots d'ordre ont une dimension tres generale : anticlericalisme, pacifisme, denonciation de la pratique du pouvoir du President de la Republique
Millerand
, accuse de deriver vers le pouvoir personnel
[
4
]
. La campagne electorale menee par le cartel, forme dans 50 departements, soit 57 circonscriptions, reste tres traditionnelle. Les divisions de la SFIO et le contrecoup de la scission amenent plusieurs de ses federations a ne pas suivre les consignes du national : des listes autonomes sont presentees dans 18 circonscriptions, d'autres en alliance avec des personnalites exclues du Parti communiste se constituent dans trois circonscriptions. Les socialistes sont absents dans 21 departements, a defaut d'organisation ou a cause de la scission. Les radicaux ne peuvent donc pas s'allier aux socialistes dans une quarantaine de departements. Dans 14 d'entre eux, ils forment des listes avec les republicains-socialistes. Dans 16 autres, ils s'allient a l'
Alliance democratique
, pourtant adversaire du cartel. Certains radicaux restent soucieux de ne pas se couper du centre au cas ou les choses tourneraient mal avec la SFIO
[
4
]
.
La victoire du cartel des gauches a l'issue du scrutin est une victoire relative. Malgre la tres forte participation (16,9 % d'abstention, le taux le plus faible depuis 1871)
[
5
]
, la gauche dans son ensemble n'obtient qu'environ 4 200 000 voix, dont 875 812 pour les communistes, qui rejetaient alors dos a dos le cartel et la droite, contre plus de 4 530 000 aux listes de l'ex
Bloc national
avec les 1 020 229 voix des listes d'alliance radicaux-centristes. Les listes du cartel
stricto sensu
obtiennent 2 644 769 voix, les listes homogenes de la SFIO 749 647 voix, soit un total de 3 394 416 suffrages pour les composantes du cartel dans leur ensemble, par ailleurs majoritaires dans 28 circonscriptions
[
6
]
. Minoritaire en voix, le cartel est en revanche majoritaire en sieges, profitant des divisions de ses adversaires : 286 elus (139 radicaux-socialistes, 105 socialistes et 42 republicains-socialistes) auxquels il faut adjoindre les 41 deputes de la
Gauche radicale
, parfois elus sur des listes du cartel, plus souvent sur des listes
poincaristes
, mais desireux de ne pas se couper du Parti radical. Les deputes du centre et de la droite, hostiles au cartel, ne sont que 233. Le mode de scrutin, qui leur avait profite en 1919, s'est finalement retourne contre eux
[
7
]
. La
Chambre des deputes
comporte 140 avocats et 9 professeurs de droit
[
8
]
.
Albert Thibaudet
forge l'expression de ≪
republique des professeurs
≫ pour designer le triumvirat de normaliens compose de
Leon Blum
,
Edouard Herriot
et
Paul Painleve
[
9
]
.
La premiere action est alors de demander la demission d'
Alexandre Millerand
, a qui il est reproche d'avoir manque a son role de simple arbitre et a ses obligations de neutralite, a rebours de la tradition de la ≪ constitution
Grevy
≫, en prenant parti en faveur du
bloc national
et du renforcement des pouvoirs des presidents, lors de la campagne electorale, en particulier lors de son discours d'
Evreux
, le
. Pour cette raison, le cartel refuse de former un gouvernement et fait chuter immediatement tous ceux que le president formerait lui-meme. Millerand demissionne le
11 juin
. Cependant, le cartel est tres vite decu puisque ce n'est pas son candidat,
Paul Painleve
, mais le president du
Senat
,
Gaston Doumergue
, qui est elu le
13 juin
.
Le
15 juin
,
Edouard Herriot
forme un gouvernement qui prend rapidement quelques mesures spectaculaires : transfert des cendres de
Jean Jaures
au
Pantheon
, amnistie des grevistes de 1920 et des hommes politiques condamnes pendant la guerre (
Joseph Caillaux
et
Louis Malvy
) creation d'un conseil economique et social mais aussi l'autorisation pour les fonctionnaires de se syndiquer.
Il mene une contre-offensive laique en matiere d'enseignement. L'enseignement secondaire moderne (sans latin) est retabli ainsi que le principe de la gratuite du lycee.
Il ne parvient pas a reviser les avancees politico-religieuses qui avaient ete prises par le Bloc national. Il doit notamment, devant l'hostilite des milieux religieux, renoncer a supprimer l'ambassade au Vatican que le Bloc national avait creee. La hierarchie catholique publie notamment en mars 1925 la
Declaration sur les lois dites de laicite
, qui condamne la laicisation de la societe francaise et appelle les catholiques a s'y opposer
[
10
]
. La volonte d'appliquer la loi de
separation des Eglises et de l'Etat
sur la laicite en Alsace et en Moselle reste elle aussi lettre morte pour ne pas encourager des mouvements secessionnistes et du fait de l'activisme de la
Federation nationale catholique
. Les amnisties suscitent, pour leur part, l'hostilite de nombreuses associations d'anciens combattants et de la droite.
En politique exterieure, le cartel des gauches adopte une position conciliatrice en acceptant le
plan Dawes
en
qui reevalue a la baisse les reparations que l'Allemagne devait a la France. Les Allemands s'engagent alors a verser de 1 a 2 milliards de marks-or a la France pendant cinq ans gages sur leur compagnie ferroviaire et sur leur industrie. Herriot promet en echange d'evacuer la Ruhr ce qui est fait en juillet 1925. Cette derniere decision consacre l'impuissance de la France a faire payer par l'Allemagne les reparations : les Anglo-Saxons se sont desolidarises de l'
occupation de la Ruhr
et l'exploitation de la region rapporte moins que les frais d'entretien des troupes (525 millions de francs par an contre 700 millions).
Ayant
reconnu l'URSS
en
, il propose a la
Societe des Nations
(SDN) le ≪
protocole de Geneve
≫ qui permettrait de faire reposer la securite francaise sur une organisation internationale qui arbitrerait les conflits. C'est un echec en raison du refus anglais des la fin de l'annee.
Enfin, la maladresse du general
Maurice Sarrail
, nomme par le Cartel, provoque en
Syrie
la revolte druze, difficilement reprimee par l'armee francaise, dont l'intervention est condamnee par l'opinion internationale.
Le cartel des gauches echoue cependant dans la politique financiere. En effet, les socialistes voudraient remedier a la dette par l'adoption d'un
impot sur le capital
, et notamment sur les profits realises pendant la guerre, tandis que la droite et une partie des radicaux, ainsi que les milieux financiers, y sont tres hostiles. Le scandale des faux bilans de la
Banque de France
, inities par son gouverneur
Georges Robineau
en mars 1924 et qu'Edouard Herriot ne decouvre qu'en decembre 1924, rendus publics en
precipite la chute du gouvernement
[
11
]
,
[
12
]
. Se succedent alors les
gouvernements de Painleve
en
avril
et
octobre 1925
puis
de Briand
en
,
mars 1926
et
juin 1926
. Une veritable crise dans le milieu financier provoque la chute finale du cartel qui ne peut la resorber.
Joseph Caillaux
ayant demande les pleins pouvoirs financiers pour enrayer la baisse du franc le
, Herriot provoque la chute du gouvernement Briand le lendemain. La speculation provoque la chute du franc ; chute qui cesse au retour de
Raymond Poincare
, fort de la reputation acquise lors du ≪ Verdun financier ≫, engage par lui pour sauver le franc en
1924
, a la fin du
Bloc national
.
Des lors, les
socialistes
passent dans l'opposition. Le gouvernement Poincare beneficie d'une forte majorite : droite et
radicaux
. On assiste au retour d'un gouvernement de large coalition republicaine dit ≪ d'
Union nationale
≫, a laquelle seuls les socialistes, communistes et nationalistes intransigeants ne participent pas.
La droite remporte les
elections legislatives de 1928
: il y a 329 deputes de droite contre 285 pour la gauche. Comme a chaque election les radicaux se presentent avec la gauche. En 1932, le second cartel
remporte les elections
, mais il n'y a pas de majorite de gauche associant radicaux et
socialistes
. Les socialistes posent leurs conditions (qui furent rejetees) a leur participation (les "cahiers de Huyghens", rediges par
Paul Faure
, du nom du gymnase dans lequel s'etait tenu le congres socialiste). Les gouvernements se succedent, diriges par des radicaux allies aux "moderes". Cette majorite parlementaire, distincte de la majorite electorale, est fragile.
Edouard Herriot
, ayant compris les lecons de son bref retour de 1926, s'oblige a laisser les hommes du centre droit prendre la direction de l'economie honorant ainsi la politique de
deflation
qu'ils menent depuis le debut de la crise de 1931. Il s'agit alors pour eux de diminuer les depenses de l'Etat par une reduction du traitement des fonctionnaires esperant ainsi provoquer une reduction du deficit budgetaire et une baisse des prix. Cette politique offerte par le radical Herriot ne convient pas aux socialistes qui veulent une augmentation du pouvoir d'achat. Il y a donc un blocage des reformes economiques qui provoque, une fois de plus sous la troisieme Republique, la valse des ministeres : se succedent ainsi a la tete du conseil
Edouard Herriot
,
Camille Chautemps
,
Edouard Daladier
,
Albert Sarraut
…
Cette periode de grande instabilite aboutit a la
crise du 6 fevrier 1934
.
- ↑
Mayeur 1984
.
- ↑
Mayeur 1984
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Notices dans des dictionnaires ou encyclopedies generalistes
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|
Evenements politiques
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Question scolaire
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Laicisation de la societe
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