Quand une telle chose survient, ce dont on se souvient ensuite toujours, c'est comment on l'a appris, ou on se trouvait et ce qu'on etait en train de faire.
Il s'appelait Arnaud. Des le lendemain de notre rencontre il avait tenu a ce que je m'installe chez lui. Il avait vingt-trois ans, j'en avais vingt.
On n'etait ensemble que depuis un mois quand il a suggere qu'on quitte Paris. Il s'imaginait que partir changerait les choses. Il avait choisi Londres parce qu'on se debrouillait tous les deux en anglais. Il disait qu'il s'occuperait de tout, que son pere etait "riche". Ca faisait deja un moment que je n'esperais plus rien en general, je n'avais donc pas grand-chose a perdre.
Aussi maintenant il n'y a plus le choix : il faut admettre que passe trente ans, on n'est plus du tout immortels comme on le croyait, on n'est plus du tout des ados attardes, on est devenus des grandes personnes, qui peuvent etre banalement emportees par des maladies de grandes personnes.
Rue des Abbesses, l'autre apercu plus tot n'etait plus dans le cafe. A la place j'en ai vu sortir Mike M. et ca m'a cause un sacre choc, parce que lui, pour le coup, j'avais vraiment entendu dire qu'il y etait reste. Sa degaine aussi etait un choc dans ce decor desole : ses cheveux blonds crepes etaient plus longs et plus hirsutes que jamais, son moule-couilles de satin mauve faisait exploser le jaune de sa chemise a jabots sous sa redingote de velours pourpre, et les talons trop hauts de ses boots le faisaient pencher comme un T. Rex blesse pres de s'effondrer. La seule chose qui manquait etait les foulards qui pendaient habituellement de ses manches. Deroutant de retrouver a Paris un ancien mec qu'on croyait mort a Londres, deroutant aussi de retrouver un chanteur tout d'un coup tout seul, sans groupies ni groupe ni rien. Il a dit qu'il venait de se faire un peu de fric en revendant ses propres disques dans une boutique de collectors. J'ai pas su si je trouvais ca bien vu ou completement pathetique. J'ai fait le guet sur un trottoir pendant qu'il faisait chauffer dans une arriere-cour. Il etait tellement content de me voir qu'il voulait a tout prix me faire tourner. Mais ca faisait deja quelque temps que je ne touchais plus a ca et les circonstances ne me disaient rien du tout. Il a dit qu'il avait une chambre dans un hotel pas loin. J'ai pretexte qu'on m'attendait ailleurs mais il a insiste. Je me doutais bien que c'etait pas pour baiser, qu'il devait juste avoir envie de s'endormir pres d'un autre corps. Et de toute evidence, je n'avais rien de mieux a faire de ma nuit.
Le type qui nous a ouvert la porte, il m'a tout de suite dit quelque chose mais je ne savais plus quoi, si ce n'est que c'etait un autre de ces rescapes de cette epoque-la. En entrant j'ai decouvert une deuxieme personne allongee sur le lit, et c'etait l'autre, celui du cafe. La je l'ai pu que songer que le sort avait envie de s'amuser avec les vieux demons. Ca m'a frappee de constater a quel point il etait petit, et chetif surtout, etrique dans sa chemise destin noire boutonnee jusqu'en haut?
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Et tous ceux qui trainent au Rose Bonbon ou devant New Rose ? Mais j'en avais rien a foutre, en fait, de tous ces gens. Ni d'eux, des groupes de l'epoque comme Lucrate Milk ou Oberkampf ou Wunderbach, qu'on allait voir dans des MJC de banlieues en puant la colle a rustines a dix metres a la ronde. Rien a foutre non plus de ces quais de metro ou on attendait la premiere rame du matin et qui portaient les noms des morceaux de La Souris, enfin l'inverse. Non, ce qui a fait jaillir des larmes, c'etait le souvenir de la petite cour de la rue du Faubourg-du-Temple, cet endroit decouvert avec Marianne et ensuite frequente assidument avec Sofi... Et c'est vers la que je suis repartie.
L'imposante grille devant la cour, l'etroit escalier dans lequel on s'etait tous vautres des dizaines de fois, le vestiaire a droite, le long bar a gauche, et dans le fond, la petite salle humide, basse de plafond et taillee dans la pierre. Des poignees de Dinintel avalees aux toilettes, puis se faufiler dans la foule pour gagner les abords de la petite scene a peine surelevee, et c'etait parti pour toute la nuit. Des putains de groupes qui avaient la classe, qui ne perceraient pas plus que ca et qui pourtant etaient alors tout... Et Sofi, deja la depuis les premiers jours du Gibus. Sofi qui detestait les Anglais et qui un soir, devant l'arrogance exasperante du chanteur des Meteors, lui avait colle son poing dans la gueule en lui vociferant les paroles de Psycho des Sonics, autre chose que la soupe informe que balancaient ces pauvres cons de Meteors. Sofi la toutes les nuits. Dans cette cour, dans cette rue, sous cette pluie...
Repenser a tout ca ne pouvait que me faire remonter de nouveau vers le triangle. J'ai longuement tourne sous la pluie, Abbesses, Blanche, Pigalle, passant et repassant, encore et encore, sous la fenetre du petit studio de la rue Veron. Sofi et ses satanees chemises qu'elle lavait a la main au Saint-Marc, avant de les etendre sur la rambarde au-dessus de la bande de travelos bresiliens.
(p.59)
Extrait du livre audio ≪ Les Insolents ≫ d'Ann Scott lu par Constance Dolle. Parution numerique le 2 fevrier 2024.
https://www.audiolib.fr/livre/les-insolents-9791035416065/