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La Reception de Carl Schmitt par Giorgio Agamben .A. Benabdallah
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  • 1. 1 Institut d'Etudes Politiques de Paris ECOLE DOCTORALE DE SCIENCES PO Master recherche de pensee politique Une reception de Carl Schmitt dans l’extreme-gauche : La theologie politique de Giorgio Agamben Amine Benabdallah Memoire dirige par Mr Marc Sadoun Soutenu en Juin 2007
  • 2. 2 Introduction : Le philosophe Etienne Balibar commence ainsi sa preface a un livre de Carl Schmitt, ecrit en 1938: ≪ Une rumeur court le microcosme universitaire : voici qu’une nouvelle et peu recommandable alliance aurait ete conclue entre une partie des intellectuels de gauche (variantes : ≪ gauchistes ≫, ≪ marxistes ≫) et certains courants de la pensee d’extreme droite, nostalgiques plus au moins avoues du ≪ nouvel ordre europeen ≫ des annees 1940. L’intermediaire de cette facheuse rencontre, Carl Schmitt, le juriste allemand de sinistre reputation ou du moins son œuvre elevee apres coup au rang de grande philosophie politique ≫ (…) c’est ce qu’on appelle la mode schmittienne, l’engouement pour Schmitt1 ≫. Carl Schmitt serait lu et utilise par la gauche la plus radicale, confirmant ainsi l’axiome qui pose que ≪ les extremes se rejoignent ≫. En effet, la personne de Schmitt est tres controversee du fait de son engagement dans le nazisme et de son antisemitisme avere. Il est le theoricien de l’anti-parlementarisme et de la negation de l’Etat de droit par la possibilite de la suspension de l’ordre juridique par le souverain. En somme, il s’inscrit dans un horizon resolument anti-liberal. Nous ne chercherons pas ici a donner une synthese de son œuvre. Il n’est pas aussi dans notre intention de prendre part activement dans le debat autour de sa reception en France. Jean-Claude Monod souligne a ce propos que ≪ comme souvent, la polemique eclate en France avec pres de vingt ans de retard sur l’Allemagne, l’Italie ou les Etats-Unis (…) et le mode sur lequel elle s’est engagee tourne souvent au proces d’intention2 ≫. La question en jeu n’est rien de moins que celle de la validite de toute lecture de Schmitt. Selon Yves-Charles Zarka ≪ la barbarie nazie, la realite du genocide, a ete possible dans l’histoire du XXe siecle parce qu’elle avait d’abord ete pensee et admise par certains comme possible, voire comme souhaitable. La pensee de Schmitt va dans cette direction de l’ignominie…3 ≫. 1 Etienne Balibar, ≪ Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes ≫ In Carl Schmitt, Le Leviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes,Paris, Seuil, 2002, p 7 2 Jean-Claude Monod, Penser l’ennemi, affronter l’exception reflexions critiques sur l’actualite de Carl Schmitt, Paris, La Decouverte, 2006, p 21 3 Yves-Charles Zarka, Un detail nazi dans la pensee de Carl Schmitt, Paris, Puf, 2005, p 91
  • 3. 3 Il n'est cependant pas question pour lui d’interdire sa lecture mais de l’encadrer de precautions et precisions historiques et de refuser toute tentative de rehabilitation du juriste dans l’appareil scientifique de ses ouvrages. Zarka souligne que la nouveaute de cette lecture repose sur une configuration inedite : ≪ l’adhesion aux theses de Schmitt vient aujourd’hui des milieux intellectuels de la gauche et de l’extreme-gauche ≫. Il poursuit par une erreur historique en opposant notre epoque aux annees 60 ou 70 ou ≪ il etait absolument impossible (…) que de tels courants se referent a un penseur qui a eu partie liee avec le nazisme4 ≫. En effet, l’assertion de Zarka est fausse car Schmitt a entretenu durant toute sa vie un dialogue constant avec l’extreme-gauche: Il est lu des les annees 20 par Walter Benjamin et par des juristes de l’ecole de Francfort comme Otto Kirchheimer, qui est son eleve a Bonn, et Franz Neumann5 . Durant les annees 60, il est utilise notamment par le mouvement estudiantin qui s’approprie sa critique du parlementarisme mais aussi sa pensee de l’exception. Cette reception envisage une critique du parlementarisme entendu comme etat d’exception permanent, qui se surajoute a la critique marxiste du droit comme ideologie ou a la genealogie nietzscheenne du droit comme ≪ cristallisation d’un rapport de puissance ≫. Cette idee d’etat d’exception permanent est retenue par Johannes Agnoli, qui est l’un des principaux ≪ penseurs ≫du 68 allemand mais prend d’abord racine dans une des theses sur le concept d’histoire de Walter Benjamin. Ce dernier ecrivait : ≪ La tradition des opprimes nous enseigne que l’ ≪ etat d’exception ≫ dans lequel nous vivons est la regle. Nous devons parvenir a une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous decouvrirons alors que notre tache consiste a instaurer le veritable etat d’exception ≫6 . Agnoli pensait a sa suite que ≪ l’etat d’exception etait la continuation necessaire, le couronnement de l’etat providence. Cela etait justifie par l’idee que les mesures d’exception etaient necessaires pour preserver le bien etre general. L’etat avait donc un interet vital a reprimer le conflit social et devait donc etendre son regne indefiniment. La limite separant etat et societe et 4 Ibid. p 92 Dans un article paru dans le journal le Debat, Philippe Raynaud avance que la plupart de disciples de Carl Schmitt sont aujourd’hui d’extreme gauche Philippe Raynaud, ≪ Que faire de Carl Schmitt ? ≫ Le Debat, Sept-Oct 2004, N°131, p166 5 Sur le dialogue de Schmitt avec l’ecole de Francfort, William E. Scheuerman, Between the Norm and the Exception : The Frankfurt School and the Rule of Law, Cambridge, London, MIT press, 1997 Jean-Francois Kervegan remarque que ≪ dans les annees 20, certains penseurs marxistes- G.Lukacs, K.Korsh, W.Benjamin-se sont interesses aux travaux de Schmitt : cf. les lettres de Benjamin (Gesammelte Schriften, Frankfurt, Suhrkamp, 1/3, p 887 et de Korsch (in H.J.Viesel, Jawohl, der Schmitt !, Berlin, Support Verlag, 1988, p58) ≫ Jean-Francois Kervegan, Hegel, Carl Schmitt : Le politique entre speculation et positivite, Paris, Puf, 2005, p 152 6 Walter Benjamin, ≪ Sur le concept d’histoire ≫, Œuvres III, Folio essais, Gallimard, 2000, p 433
  • 4. 4 administration et economie se brouillant peu a peu. Une telle situation signifiait un etat d’exception permanent, en consequence il n’y avait aucune raison de rester dans les limites de la legalite bourgeoise, celle-ci ayant ete deja aboli.7 ≫ Pour ces jeunes allemands et italiens cela a pour consequence une identite entre totalitarisme et democratie liberale et la necessite de rentrer dans une lutte, s’il le faut armee. En Italie, il est donc lu dans les annees 70 durant lesquelles se cristallise un mouvement qualifie de Marxisti Schmittiani autour de Mario Tronti, de l'ancien maire de Venise Massimo Cacciari ou de Giuseppe Duso, organisateur d’un colloque sur Schmitt a l’institut Gramsci de Bologne en 818 . Aux Etats-Unis cette reception sera favorisee dans les annees 80 par le journal Telos edite par Paul Piccone. Gary Ulmen et Paul Piccone ecrivaient dans un editorial ≪ qu’il n’y avait pas de raison pour que la gauche repugne a apprendre de ses opposants ≫ et tenaient que certaines analyses de Schmitt ≪ jettent une lumiere necessaire sur des questions centrales a ce que l’on appelle la crise de la gauche9 ≫ Enfin, aujourd’hui, il est utilise par des theoriciens aussi differents que Chantal Mouffe, Etienne Balibar, Antonio Negri ou Giorgio Agamben, et cela jusqu’a etre devenu une veritable icone de la gauche radicale. On ne peut douter que ces penseurs de gauche ne partagent pas les conclusions de la pensee de Schmitt, pourtant ils trouvent un certain interet a l’utiliser pour creer des nouveaux concepts ou critiquer une situation donnee. Avant de preciser ceci, il nous faut laisser ces auteurs s’expliquer eux-memes vis-a-vis de cette appropriation : Etienne Balibar rejette partiellement deux arguments principaux en faveur d’une lecture de Schmitt, la liberte de l’etude et la necessite de connaitre son ennemi, et cite a l’appui de ces arguments, Lenine et Philippe Raynaud. Le premier ecrivait ≪ qui veut comprendre l’ennemi doit aller au pays de l’ennemi ≫, le second suggerait dans le Monde des debats ≪ que la critique radicale du liberalisme developpee par Schmitt donne sans doute de bonnes 7 Jan-Werner Muller, A Dangerous Mind : Carl Schmitt in Post-War European Thought, New Haven, Yale University Press, 2003, p 174 8 Mario Tronti ecrit que ≪ La pensee de la politique a eu l’opportunite de rompre les schemas orthodoxes rigides de la tradition marxiste. C’etait en substance l’operation Marx-Schmitt ≫, ≪ Karl und Carl ≫, La politique au crepuscule, Paris, l’Eclat, 2000, p 91. Jan-Werner Muller, A Dangerous Mind: Carl Schmitt in Post-War European Thought, op.cit. p 177-180. Jean-Claude Monod, Penser l’ennemi, affronter l’exception, op.cit. p 20. 9 Idem.
  • 5. 5 raisons de ne pas etre schmittien, mais(…) ne doit pas interdire de lire une œuvre qui temoigne d’une intelligence aigue de ce qu’elle combat10 ≫. -Chantal Mouffe se range aussi a cette opinion en suggerant que Schmitt est un adversaire brillant et intransigeant de la democratie pluraliste11 : ≪ Se mesurer a un adversaire aussi rigoureux que perspicace peut aider a faire avancer notre reflexion12 ≫. -Antonio Negri est assez indifferent a cette question et critique fortement Schmitt : ≪ Je considere donc Schmitt comme un ennemi, et rien de plus, comme un representant extreme du pouvoir, comme un fasciste extreme. Mais je ne parviens pas a comprendre quel peut bien etre le passage problematique de cette affaire13 ≫ -Etienne Balibar prefere etudier ≪ la coincidence des extremes ≫ et ≪ la place du nazisme dans l’histoire europeenne ≫. Son premier argument est important car il pose que le point de jonction des extremes se trouvent dans des concepts tels que l’etat d’exception, qui devoilerait une partie de la verite de la democratie liberale : ≪ en clair, si les doctrines extremes theorisent et pratiquent la politique a partir de l’etat d’exception, cherchant au besoin a le rendre ≪ permanent ≫ (…) l’ordre liberal comporte en permanence une face d’exception, avouee ou dissimulee14 . ≫ Ces pensees nous permettraient alors de reconsiderer le liberalisme a l’aune de ses limites, de ce qu’il dissimule sous le discours du legalisme. D’autre part Balibar pense que le nazisme contient une verite sur notre present et la modernite qu’il serait deraisonnable d’occulter en le considerant sous l’angle de l’exteriorite. Ces deux arguments rejoignent l’interpretation de Giorgio Agamben qui se garde de signifier une quelconque sympathie pour les theses schmittiennes, tout en s’appropriant sa pensee pour theoriser l’etat d’exception et la place du nazisme dans la modernite politique. Agamben est un penseur critique du capitalisme et du liberalisme, inspire entre autres de Walter Benjamin, dont il a edite les œuvres en italien, Michel Foucault, Guy Debord ou Gilles Deleuze. Il a publie, depuis 1995, une serie de quatre ouvrages intitules Homo Sacer, centres autour de la question de l’etat d’exception. Nous avons choisi d’etudier cet auteur car en se placant sans aucun doute dans la tradition du gauchisme italien et du situationnisme, il 10 Etienne Balibar, ≪ Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes ≫ In Carl Schmitt, Le Leviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes, Op.cit., p 52 note 4 11 Chantal Mouffe, ≪ Penser la democratie moderne avec, et contre Carl Schmitt ≫, Revue francaise de science politique, Vol 42, n°1, 1992, p 83-96 12 Ibid. p 83 13 Interview de Toni Negri, Mouvements, n°37, Janvier-fevrier 2005, p 91 14 Etienne Balibar, ≪ Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes ≫ In Carl Schmitt, Le Leviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes, Op.cit, p 11
  • 6. 6 cristallise de nombreux points deja evoques par ses predecesseurs, l’exception permanente ou l’autonomie du politique, tout en s’appropriant, a nos yeux, les fondements philosophiques de la pensee schmittienne. Ce qui semble ineluctable si l’on pense avec Jean-Francois Kervegan que ≪ meme si Schmitt s’est voulu d’abord et avant tout juriste, c’est sur un plan theologique ou philosophique que l’on cherche le principe ultime d’une coherence qui se derobe15 ≫. Il nous semble que cette ≪ coherence ≫ apparait particulierement dans un livre intitule Theologie politique qui presente le parallele qui se noue entre la metaphysique et la politique. Dans ce livre, Schmitt suggere que l’etat d’exception qui releve du politique prend sa signification et ses origines dans la metaphysique. Nous ne pouvions alors manquer de tenter de comprendre plus precisement si l’attraction de la gauche pour Schmitt ne relevait pas d’une commune conception de la place de la metaphysique dans la politique16 , que nous pourrions voir a l’œuvre dans la question de l’etat d’exception. Dans les annees 60 deja ≪ la gauche schmittienne attendait l’etat d’exception comme on pourrait attendre un miracle. L’economie politique ayant ete remplace par une theologie politique de l’extreme gauche17 ≫. Cette place de la theologie et de la metaphysique nous apparait au cœur du processus d’appropriation de Giorgio Agamben et nous nous accordons ainsi avec Toni Negri affirmant qu’Agamben serait ≪ heideggerien 18 ≫. Il est justement interessant de rappeler que la premiere trace du nom d’Agamben dans un livre en francais se trouve dans l’edition du seminaire du Thor de Martin Heidegger19 . On peut maintenant s’etonner de voir se rencontrer deux penseurs qui furent membres du NSDAP dans une pensee situee a la pointe extreme de la gauche. Le ≪ probleme Heidegger ≫ est sensiblement le meme que celui de Schmitt si nous omettons l’etendue de la reconnaissance de la philosophie de Heidegger dans le milieu universitaire francais, mais aussi allemand ou americain. Hannah Arendt, Peter Sloterdijk, Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Jacques Derrida ou Richard Rorty sont tous plus au moins 15 Jean-Francois Kervegan ≪ L’enjeu d'une theologie politique : Carl Schmitt ≫, Revue de Metaphysique et de Morale, 2/1995. p. 201-220 16 Jacob Taubes qui a influence durablement Agamben affirme avoir lu la theologie politique de Carl Schmitt comme un essai theologique et non comme une etude juridique, Jacob Taubes, En divergent Accord (a propos de Carl Schmitt), Paris, Rivages, 2003, Jacob Taubes, La Theologie Politique de Paul (Schmitt, Benjamin, Nietzsche, Freud), Paris,Seuil,, 1999 17 Jan-Werner Muller, A Dangerous Mind : Carl Schmitt in Post-War European Thought, op.cit. 18 Interview de Toni Negri, Mouvements, n°37, Janvier-fevrier 2005, p 91 19 En 1966 ≪ A Vezin, Fedier et Beaufret s’etaient joints deux jeunes amis venus d’Italie, Ginevra Bompiani et Giorgio Agamben ≫ Martin Heidegger, Questions III et IV,Paris, Gallimard, 1990, p 357
  • 7. 7 influences par sa pensee. La position de Schmitt est bien plus precaire car si son influence est presente sur une grande partie de la pensee politique du XXe siecle, qui lui repond ou le prolonge, son implication dans le domaine de la theorie juridique et politique le voue plus aisement a un opprobre certain. Pourtant dans plusieurs de ses discours Heidegger semble anime d’une veritable foi en Hitler : ≪ Le chancelier du Reich notre grand dirigeant, vient de parler. Aux autres nations et peuples, maintenant de decider. Nous autres, nous sommes decides. Nous sommes resolus a prendre le chemin difficile de notre histoire, celui qui est exige par l’honneur de la nation et la grandeur du peuple(…) Pour notre grand dirigeant Adolf Hitler un Sieg Heil allemand20 ≫. Nous sommes assez surpris de la violence des attaques contre Schmitt en comparaison du statut privilegie de Heidegger21 . Ce qui est d’autant plus dommageable si l’on considere que l’influence du philosophe allemand sur l’extreme-gauche nous semble bien plus grande que celle de Schmitt. Il est probable que la gauche anarchiste ou marxiste possedait par elle-meme les ressources necessaires pour penser une critique du parlementarisme, de la securite juridique ou meme de l’autonomie du politique vis-a-vis des structures economiques. En revanche, la gauche radicale s’est nourrie de Heidegger durant toute la seconde moitie du XXe siecle, Louis Althusser precise que ≪ La lettre sur l’humanisme ne fut pas sans influencer mes theses sur l’anti-humanisme theorique de Marx22 ≫ et on decele son influence dans ≪ le decentrement du sujet pratique par Lacan ou la fin de l’homme annoncee par Michel Foucault ≫. Des lors, cette presence de Heidegger dans une histoire et une reception communes nous semble importante pour comprendre la pensee de l’exception chez Agamben et la situation precise de sa reception de Schmitt. Quelle signification prend alors cette reception de Carl Schmitt dans un environnement plus habitue a voir se confronter trotskistes, anarchistes ou autrefois maoistes ? Etienne Balibar a bel et bien repere les deux points de ralliement, la critique de la democratie liberale 20 Martin Heidegger, ≪ Allocution prononcee le mercredi 17 mai 1933 ≫, Ecrits politiques 1933-1966, Paris, Gallimard, 1995, p 113 21 Par exemple Francois Fedier soutient que ≪ Si Heidegger a soutenu pendant une periode relativement courte le regime qui s’etait installe avec l’arrivee du pouvoir d’Hitler en 1933, c’est precisement parce qu’il s’est gravement trompe sur la nature de ce regime(…) Heidegger ne peut pas etre tenu pour nazi du seul fait qu’il a soutenu ce qu’il croyait etre a tort une possibilite de renouveau pour l’Allemagne ≫ Le philosophe aurait donc fait une erreur qu’il aurait corrige par la suite. Francois Fedier, ≪ un faux proces ≫, Heidegger a plusforte raison, Paris, Fayard, 2007, p 33. 22 Pierre Aubenque, ≪ Du debat de Davos( 1929) a la querelle parisienne sur l’humanisme… ≫, Bruno Pinchard dir. Heidegger et la question de l’humanisme : Faits, concepts, debats,Paris, Puf, 2005, p 236
  • 8. 8 a travers la recherche d’une sorte de consanguinite avec le totalitarisme. Nous pressentons que la reponse se trouve aussi dans une articulation specifique entre metaphysique et politique qui rend compte d’un lien entre les deux extremes certainement fonde sur une inimitie commune. En effet, cette articulation est le fondement d’un anti-liberalisme consequent qui attaque la modernite liberale sur le terrain de la valeur de la verite et de la place de la metaphysique a l’interieur de l’ordre politique. Selon Heidegger la metaphysique serait le lieu ou la verite se tient, selon sa definition canonique, comme adequation entre la chose et l’intellect. La stabilite de la chose et du sujet apprehendant sont l’œuvre d’un principe ultime qui prend la forme de Dieu pour Descartes (ce dernier fondant la verite du cogito sur l’existence de Dieu) ou de l’Esprit pour Hegel, qui relie l’intellect et la chose dans un devenir, ou la verite se revele progressivement au fil d’une relation dialectique entre l’esprit et la nature, jusqu’a leur coincidence dans une sorte de parousie immanente. Pour Marx, une theorie repose sur un fondement (la scientificite du materialisme) qui garantit la veracite des propositions qu’elle contient. Il figure alors une metamorphose de la metaphysique ou la raison s’allie a la science pour remplacer Dieu dans tout systeme explicatif de la realite dans sa totalite. La mort de Dieu devient ainsi l’horizon de la pensee du XXe siecle qui tente a tout prix, a la suite de Nietzsche, d’en comprendre les consequences. Heidegger prend acte de cet evenement decisif qui voit la religion perdre toute possibilite de pretendre a la verite et consequemment a une influence politique. Cette separation de la religion et de la politique, du salut et des œuvres terrestres est l’œuvre respectivement du liberalisme et du protestantisme. Hobbes est, par exemple, l’un des peres du liberalisme car il a pose une separation radicale entre le domaine du politique et celui du salut, ce dont etait incapable la tradition catholique heritiere d’un augustinisme politique deforme. De plus, le liberalisme s’est affirme comme le garant d’une autonomisation du politique vis-a-vis des autres spheres de la vie sociale, quoique cela soit refute tant par Marx que par Schmitt. Marx pense le politique en tant que superstructure agie par des rapports de forces economiques alors que Schmitt considere le liberalisme comme un envahissement du politique, dans sa radicalite constitutive, par l’ethique et l’economie. Paradoxalement, cette critique de la separation liberale s’accompagne de l’impossibilite intrinseque de l’assurer au sein de leurs doctrines respectives. En derniere instance, une force metaphysique est convoquee pour appuyer une critique du liberalisme. La scientificite de l’economie politique ou la foi dans le peche originel sont une commune maniere d’accomplir
  • 9. 9 un saut en vertu de l’absurde et de la raison et de se decider pour une option explicative de l’etant dans sa totalite. L’apparition de Heidegger complexifie donc notre question car il est conscient des apories de cette metaphysique et pourtant semble evoluer dans le meme champ que Schmitt. Il influence aussi des liberaux comme Rorty, qui refuse farouchement toute incursion de la metaphysique dans la politique. Lors du Congres Interamericain de Philosophie de 1985 : il declarait ≪La philosophie, devrait etre tenue aussi separee de la politique que la religion [...] La tentative de fonder la theorie politique sur des theories totalisantes de la nature de l'homme ou du but de l'histoire a fait plus de mal que de bien. Nous ne devrions pas supposer que notre tache, comme professeurs de philosophie, est d'etre l'avant-garde des mouvements politiques [...] Nous devrions concevoir la politique comme l'une des disciplines experimentales, plutot que theoriques.≫ 23 . Ainsi une question telle que la reception de Carl Schmitt dans l’extreme-gauche nous incite a aborder une interrogation aussi immodeste que celle portant sur les liens entre la philosophie et la politique. Nous nous rendons evidemment compte des importantes limites qui nous empechent d’aborder un sujet aussi vaste et complexe. Mais nous y sommes obliges par la nature meme de l’œuvre de Giorgio Agamben qui peut lancer au detour d’un paragraphe une assertion sur l’histoire de la metaphysique et sur le destin de l’Occident. Son entreprise peut etre ainsi interpretee par certains critiques comme la projection d’une volonte de puissance philosophique, trouvant son actualisation dans la reduction de la totalite de notre monde a sa propre pensee. Le comprendre implique donc de saisir ≪ genealogiquement ≫ sa dette envers des pensees precedentes et de preciser de cette maniere la coherence de son antiliberalisme. Dans cette perspective il nous faut examiner le concept de l’etat d’exception afin d’en extraire les deux modalites qui lui donnent sa force a la fois metaphysique et juridique. Les deux pouvant se coupler pour produire une proposition sur la politique qui atteindrait le rang de la metaphysique. Dans un premier temps nous considererons ce que peut signifier une theologie politique et de quelle maniere elle ordonne une relation indefectible entre la politique et la metaphysique dans les œuvres de Schmitt et Agamben. Puis nous avancerons l’hypothese que le soubassement metaphysique d’un concept d'etat d'exception s’inscrit en premier lieu, pour Schmitt, dans une pensee de l’existence concrete confrontee alors a une crise religieuse et morale qui ne peut se resorber qu’a la faveur d’une 23 Richard Rorty, Objectivisme,relativisme et verite, Paris, Puf, 1994, p 198
  • 10. 10 decision. Cette meme existence se definit prioritairement selon Heidegger et Schmitt par sa relation a l’angoisse qui, a son tour, ne peut s'eteindre que dans la decision existentielle ou politique. Enfin a partir de cette position existentielle nous atteindrons la partie proprement metaphysique de ces theses sur la decision et l’etat d’exception. Nous etudierons precisement le double caractere ontologique et theologique de la pensee d'Agamben qui universalise l’etat d’exception tout en le considerant comme sa plus grande chance, paraphrasant la celebre sentence de Holderlin : ≪ Mais la ou est le danger, la aussi Croit ce qui sauve24 ≫. 24 Cite par Martin Heidegger, ≪ la question de la technique ≫, in Essais et conferences, Paris, Gallimard, 1958, p 47
  • 11. 11 Chapitre 1 : La theologie politique La source principale de notre investigation est un livre capital dans l’œuvre de Schmitt, la Theologie politique, qui contient les deux principales cles de notre comprehension de Giorgio Agamben. -Dans un premier temps Schmitt s’attache a decrire sa theorie de l’exception souveraine et a l’opposer a tout normativisme juridique et a toute theorie de l’Etat de droit. -Dans un second temps il expose sa theorie de la secularisation et de l’identite entre metaphysique et politique. Nous nous efforcerons de presenter les principaux traits de leur categorisation juridique de l’exception afin de distinguer les differences evidentes qui les separent. La plus importante reside dans l’inscription de l’exception dans une normalite ou le droit ne peut plus prendre aucune signification substantielle. Puis, nous preciserons les liens qu’ils nouent entre metaphysique et politique afin d’eclairer la maniere selon laquelle un concept politique prend une consistance metaphysique. Enfin, nous tacherons de commencer a construire un lien entre ces œuvres et la pensee de Heidegger, qui s’exprime, selon nous, a travers deux principaux themes, la definition de la metaphysique et la necessite d’une demarche existentielle.
  • 12. 12 a- L’etat d’exception L’exception a l’origine de la norme : ≪ Est souverain celui qui decide de la situation exceptionnelle ≫ par cette phrase, Schmitt commence l’exposition de sa celebre doctrine de la souverainete25 . Cette sentence est devenue un lieu commun de la theorie juridique avec la definition schmittienne du politique comme distinction entre l’ami et l’ennemi. Une interpretation trop rapide tendrait a reduire la pensee de Schmitt a un retournement de l’aphorisme de Clausewitz, tant apprecie par les marxistes-leninistes et dans une certaine mesure par Michel Foucault, il s’enonce : ≪ La politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens ≫26 . Bien entendu, dans ces cas, la proposition prendrait des acceptions differentes, bien explicitees par Michel Foucault dans l’introduction a son cours de 1976. Le marxiste-leniniste considererait que la politique est determinee en derniere instance par des rapports de forces economiques qui verraient s’affronter deux classes distinctes, antagonistes et dotees d’un role historique defini. Une lecture hative de Schmitt pourrait inciter a concevoir sa definition de la politique comme une reduction de celle-ci a l’exercice effectif de la guerre. Lorsqu’il ecrit que ≪ la distinction specifique du politique, a laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi ≫27 , il pourrait signifier que seule la guerre en acte pourrait rendre compte de la specificite du politique28 . Il dit quelque chose de 25 ≪Souveran ist, wer uber den Ausnahmezustand entscheidet ≫ Carl Schmitt, Theologie politique, Paris, Gallimard, 1988 p 15. Remarquons que le terme Uber peut signifier que le souverain decide de declarer l’exception mais aussi des mesures a prendre pendant la duree de celle-ci. Par cette formule Schmitt se dissocie d’une approche romaine de la dictature qu’il a approchee grace a son concept de dictature de commissaire. Carl Schmitt, La dictature, Paris, Seuil, 2000, p 23 -57 26 ≪ Les affrontements a propos du pouvoir, avec le pouvoir, pour le pouvoir, les modifications des rapports de force –accentuations d’un cote, renversements, etc.-tout cela, dans un systeme politique, ne devrait etre interprete que comme les continuations de la guerre elle-meme. On n’ecrirait jamais que l’histoire de cette meme guerre, meme lorsqu’on ecrirait l’histoire de la paix et de ses institutions ≫Michel Foucault, Il faut defendre la societe, Paris, Seuil, 1997, p16 27 Carl Schmitt, La notion de politique, Paris, Flammarion, 1992 p 64 Il ajoute ≪ le sens de cette distinction de l’ami et de l’ennemi est d’exprimer le degre extreme d’union et de desunion ≫ 28 Ce fut par exemple l’interpretation de nombre de journalistes qui appliquerent la grille d’analyse schmittienne a la politique etrangere americaine qui suivit les attentats du 11 septembre 2001. On fit alors un usage certainement immodere de Schmitt en reduisant sa pensee a une sentence simpliste ≪ lorsque nous faisons la guerre, nous faisons de la politique ≫. Dans notre cas, la politique etrangere americaine est aujourd’hui un des principaux vecteurs de reception de Schmitt dans la gauche. Cf. Giorgio Agamben, l’Etat d’Exception, Paris, Seuil, 2002. Jean-Claude Monod, Penser l’ennemi,
  • 13. 13 dissemblable en affirmant que ≪ l’ennemi ce ne peut etre qu’un ensemble d’individus groupes affrontant un ensemble de meme nature et engages dans une lutte pour le moins virtuel, c'est-a-dire effectivement possible29 ≫. Dans ce livre qui lui vaudra sa renommee, la finalite de Schmitt est de definir un critere qui permette de determiner le domaine specifique du politique. Il arrive a la conclusion que la specificite du politique est justement de ne pas avoir de domaine, de ne pas constituer un espace proprement dit. Cet ouvrage ne consiste alors pas en une recherche d’une essence du politique telle qu’une interrogation socratique nous y inviterait mais a la determination d’un critere. Il s’agit d’une distinction categorielle entre ami et ennemi qui nous permet de deceler ce qui est politique de ce qui ne l’est pas ; en examinant l’intensite d’une relation, sa potentialite a se realiser dans un conflit mortel, nous pouvons determiner ce qui est proprement politique. Le politique connait alors son actualisation lorsque qu’une relation d’inimitie atteint une intensite suffisante. Deux entites peuvent entretenir des relations commerciales, culturelles ou sociales mais leur relation ne sera politique qu’a la condition qu’elle puisse se concretiser dans la destruction de l’une des deux entites. De la meme maniere nous pourrions interpreter sa theorie de la souverainete sur le mode d’une confusion entre l’exercice du pouvoir souverain et la situation d’exception. Le principe meme de la souverainete instaurerait alors une sorte d’etat d’exception permanent. Mais Schmitt est un theoricien de l’ordre et de la continuite de l’Etat, sa definition du politique et de la souverainete n’ont pour premier but que l’institution d’un ordre en dehors de toute consideration normative. Il nous semblerait errone d’interpreter sa pensee a l’aune de l’inversion de l’aphorisme de Clausewitz. En effet, il ne considere pas que la politique et la guerre se confondent, mais que la possibilite de la guerre contient la verite du politique et de la souverainete, qu’elle est la fondation meme du droit et de l’Etat. L’exception, autrement dit la suspension de l’ordre juridique par le souverain, ne reflete en aucun cas la normalite de l’exercice du pouvoir mais est seulement la possibilite qui permet l’exercice d’un pouvoir affronter l’exception, op.cit.. La contribution de ce dernier au dossier ≪ Decision, Exception, Constitution : autour de Carl Schmitt ≫, Mouvements, n°37 2005/1 p 72 -92 et la conclusion de ≪ Destin du paulinisme politique : Barth, Schmitt, Taubes ≫, Esprit, fevrier 2003, p113-124. Ce dernier article se conclut sur la presence d’un schmitto-paulinisme contemporain en la personne d’Agamben. Aussi etrange que paraisse cette expression, elle rend parfaitement compte du soubassement theologique de la pensee d’Agamben. Monod adopte une attitude de defiance envers le propos ≪ totalisant ≫ d’Agamben tout en reconnaissant les ressources critiques de son œuvre et de celle de Schmitt. 29 Carl Schmitt, La notion de politique, op.cit. Ce caractere de possibilite rend compte de l’influence de Hobbes sur sa pensee, le penseur anglais ecrit que ≪ la GUERRE ne consiste pas seulement dans la bataille et dans des combats effectifs ; mais dans un espace de temps ou la volonte de s’affronter en des batailles est suffisamment averee.Thomas Hobbes, Le Leviathan, Paris, Dalloz, 2004, p 124
  • 14. 14 souverain et la sauvegarde de l’Etat, elle est ≪ une suspension du systeme en vigueur pour garantir son existence (…) une zone dans laquelle cette application est suspendue, mais ou la loi demeure, comme telle, en vigueur ≫30 . Face a la possibilite de la negation de l’ordre, le souverain le suspend pour lui permettre de faire face au danger de sa propre annihilation. Cette decision d’abord juridique, depasse le droit, le radicalise et l’intensifie jusqu’a l’acquisition d’une polarite politique. Cette politisation est motivee par la crainte de voir l’ordre detruit et la possibilite d’un ordre juridique, d’une situation normale a jamais congediee. Nous lions la theorie de la souverainete et la notion de politique car elles nous semblent etre construites autour des memes exigences systematiques et ideologiques. De plus elles renvoient a une exigence commune, une decision de rendre possible un ordre et de donner une intensite politique a une entite ou a la decision individuelle de l’amener a l’existence. On peut s’interroger sur les consequences de cette these sur la relation entre le droit et la politique. Dans la Dictature se joue le defi d’inscrire ce qu’il qualifie de dictature de commissaire dans le droit : Schmitt ecrit ≪ L’action du dictateur doit engendrer une situation dans laquelle le droit peut etre realise, parce que toute norme juridique presuppose une situation normale ≫31 . Neanmoins cette affirmation est plus delicate dans le cas de la dictature souveraine qui ≪ voit dans l’ordre existant, pris dans son ensemble, l’etat des choses auquel elle entend mettre fin par son action ≫32 . Cette double modalite de sauvegarde et d’instauration est precisement a l’œuvre dans la theorie unitaire de la souverainete exposee dans la Theologie Politique. Dans cette perspective, il doit distinguer la norme et la decision qui fonde le droit pour pouvoir penser le rapport originaire du politique au droit. Cette decision est distincte de la norme car ≪ On peut juridiquement trouver le fondement ultime de toute validite et de toute valeur juridique dans un acte de volonte, dans une decision qui, en tant que decision, cree le droit en general≫. 33 30 Giorgio Agamben, Etat d’exception, op.cit. p 55 31 Carl Schmitt, La dictature, op.cit. p 142 32 Idem. 33 Carl Schmitt, Trois types de pensee juridique, Paris, Puf, 1995, p 81. Cette decision est la prerogative du pouvoir constituant qui ≪ est la volonte politique dont le pouvoir ou l’autorite sont en mesure de prendre la decision globale concrete sur le genre et la forme de l’existence politique propre, autrement dit de determiner l’existence de l’unite politique dans son ensemble ≫ Carl Schmitt, Theorie de la constitution,Paris, Puf, 1993, p 211. Cette identite entre pouvoir constituant et pouvoir souverain est l’un des points les plus discutes de sa doctrine. Selon Agamben ≪ dans cette perspective le pouvoir constituant et le pouvoir souverain excedent tous deux le plan de la norme (meme celui de la norme fondamentale), mais la symetrie de cet exces temoigne d’une proximite qui confine a une identite ≫. Le but d’Agamben et de Negri est de briser cette identite au nom de la conception d’un pouvoir constituant qui ne pourrait jamais se
  • 15. 15 Selon Schmitt, cette decision est donc l’element proprement politique qui se trouve au cœur de chaque constitution, en incluant celles qui tentent par tous les moyens de soumettre la decision a la norme. Dans ces ≪ Etats de droit bourgeois ≫ ≪ l’Etat reste quand meme un Etat et contient par consequent en sus de la composante specifiquement liberale bourgeoise toujours aussi une autre composante specifiquement politique ≫ 34 Cette distinction signifie que ce type de constitution organise les pouvoirs et la relation entre gouvernants et gouvernes en suivant l’article 16 de la Declaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui pose que ≪ Tout pays ou la separation des pouvoirs n’est pas instituee et la garantie des droits assuree n’a point de constitution ≫. Cet element liberal denue de la composante politique ne pourrait expliquer la concretisation d’un Etat, car repetons-le ≪ l’ordre juridique repose, a l’instar de tout ordre, sur une decision et non sur une norme ≫ 35 . Nous pouvons resumer cette these en trois propositions : -La constitution donc l’Etat ne peut exister sans une decision politique radicalement differenciee du droit. cristalliser dans un pouvoir ou une exception souveraine. Le seul moyen serait de repenser la relation entre la puissance et l’acte et de ≪ renvoyer la politique a son statut ontologique ≫.Giorgio Agamben, Homo Sacer I (la vie nue et le pouvoir souverain), Paris, Seuil, 1997, p 49-58. L’enjeu d’un auteur comme Negri est de briser ce lien entre pouvoir constitue et pouvoir constituant afin de revenir a la conception anarchisante d’un pouvoir qui ne pourrait se cristalliser dans un ordre ou une institution, ce dernier se trouverait alors dans un devenir incessant au sens heracliteen, qui rejetterait tout principe d’identite ou de constitution pour affirmer une multitude plurielle retive a toute unification. Ainsi ≪ le pouvoir constituant n’emane pas du pouvoir constitue(…) il n’en est meme pas l’institution : il est l’acte du choix, la determination ponctuelle qui ouvre un horizon (…) Quand le pouvoir constituant met en acte le processus de constitution, toute determination est et reste libre. La souverainete, a l’inverse se presente comme une fixation du pouvoir constituant, donc comme ce qui lui procure un terme, comme epuisement de la liberte dont il est porteur ≫ Antonio Negri, Le Pouvoir constituant, Paris, Puf, 1997, p31 ; Carl Schmitt n’est guere cite dans ce texte et il serait difficile de situer une forte influence de ce dernier sur Negri, etant donne que le livre sur le pouvoir constituant se veut une refutation en regle de la position schmittienne. Pourtant Negri s’approprie l’idee d’ ≪ une radicalite expressive inepuisable (qui peut aussi etre considere comme un sujet), emanant de la source constitutive et se concentrant dans l’exigence de la decision, dans le choix de l’ami et de l’ennemi. Le souverain est celui qui peut suspendre la loi, qui peut donc suspendre la loi meme qui pose la souverainete, etant capable ainsi de faire consister le pouvoir constituant dans le principe de sa negation ≫ Le Pouvoir constituant, op.cit. p 29. Philippe Raynaud resume cette dualite en ecrivant ≪ la riche enquete historique de Negri est donc surtout destinee a etayer une these de philosophie politique qui peut se comprendre a la fois comme une reprise et comme une critique des theses de Carl Schmitt. De ce dernier, Antonio Negri retient l’idee que l’ordre juridique depend tout entier d’une decision instituante irreductible au deploiement ordinaire des normes juridiques, mais il s’oppose a l’absorption ≪ autoritaire ≫ (voire ≪ totalitaire ≫) du pouvoir constituant dans la souverainete ≫. Philippe Raynaud, L’Extreme-Gauche Plurielle, Paris, Autrement, 2006, p 134 34 Carl Schmitt, Theorie de la constitution, op.cit., p263 35 Carl Schmitt, Theologie politique, op.cit., p 20. Il ajoute que ≪ la constitution est necessairement une decision et que tout acte du pouvoir constituant est necessairement un ordre, un ≪ acte imperatif ≫ comme le dit Boutmy ≫. Carl Schmitt, Theorie de la constitution, op.cit. p 212
  • 16. 16 -Le souverain est celui qui decide de l’etat d’exception, de la suspension du droit. -Il est donc celui qui possede a travers la decision de l’exception, la prerogative politique permettant de poser et de deposer l’ordre normatif. Le souverain possede alors une position ambigue qui rend compte de la nouvelle configuration de la relation entre droit et politique : Il est ≪ en marge de l’ordre juridique normalement en vigueur tout en lui etant soumis, car il lui appartient de decider si la Constitution doit etre suspendue en totalite ≫.36 Le ≪ paradoxe de la souverainete ≫ signifie que le souverain est a l’interieur de l’ordre juridique car il le suspend et se trouve maitre de sa concretisation. Il est aussi a l’exterieur car ses decisions ou ses actes sont en-dehors de l’ordre juridique. La possibilite de cette decision devoile l’impossibilite en derniere instance d’une soumission du politique au droit ou plus precisement a l’ordre normatif. Cette decision de l’exception ne peut donc etre subsumee dans l’ordre juridique, ≪ elle est une decision en un sens eminent ≫ car ≪ la situation exceptionnelle est appropriee en un sens eminent pour une definition juridique de la souverainete37 ≫ Le terme d’eminence n’est pas anodin car il possede une veritable resonance theologique. Avant tout, eminent signifie au sens scolastique qu’une chose produisant une autre chose possede toutes ces proprietes et bien plus encore. En somme la decision de l’exception est qualitativement superieure au droit en ce qu’elle le pose et institue l’ordre qui l’actualise. Cette decision est donc toujours bien plus que le droit, elle contient sa possibilite mais aussi autre chose de plus excellent. Stanislas Breton revient sur le sens theologique de l’eminence et nous rappelle que cette accent sur l’exception est deja critique par Spinoza qui pensait que ≪ l’admirable, ne se dissocie pas de l’imagination qui, a la difference du savoir toujours attentif aux lois et a leur universalite, se nourrit d’exception (…) Or l’admirable par l’exception se rapproche du miracle38 ≫. Selon Stanislas Breton notre usage du superlatif recelerait encore de cette etrange fascination pour l’extraordinaire, pour ce qui enraye le mouvement incessant de la routine. Il y trouve une reminiscence d’une longue tradition theologique qui considerait sur la modalite de l’eminence les qualites les plus pures de Dieu. Elles ne pouvaient connaitre aucune limitation et se trouvaient au dela de nos capacites reflexives et cognitives. Cette argumentation juridique, appuyee par un vocabulaire et des concepts theologiques, se double d’un parti-pris epistemologique assez inhabituel qui etablit cette pensee sur la 36 Carl Schmitt, Theologie politique, op.cit. p17 37 Ibid.p16 38 Stanislas Breton, Eminence et theologie, Bruxelles, Faculte universitaire Saint Louis,1985, p 455
  • 17. 17 preeminence de l’exception, du cas limite ou extreme. Schmitt avance que la seule refutation qu’il trouve legitime est d’ordre epistemologique. Il suggere que l’on pourrait seulement lui repondre que l’exception ne prouve rien, ne peut fonder la normalite et repond qu’il se situe dans une philosophie de la vie concrete qui n’a pas le droit d’ignorer l’exception39 . La position de Schmitt est existentielle mais, surtout, se trouve etre toujours une exploration de la possibilite ultime. Il trouve dans l’exception ce qui explicite la situation normale d’un point de vue epistemologique et juridique. ≪ En realite la regle ne vit que par l’exception. Avec l’exception, la force de la vie reelle brise la carapace d’une mecanique figee dans la repetition ≫40 . Schmitt fait usage de Kierkegaard d’une maniere strategique pour appuyer la preeminence de l’exception et, selon nous, poser les lineaments de ce qu’il va qualifier plus loin de theologie politique. Il presente le penseur danois comme ≪ un theologien protestant qui a montre de quelle intensite vitale la reflexion theologique pouvait etre capable au 19e siecle ≫. Il cite alors d’une maniere tronquee le livre la Repetition qui fut publie en 1843 au meme moment que Crainte et Tremblement : ≪ L’exception explique a la fois elle-meme et le cas general. Et si l’on veut etudier correctement le cas general, il suffit de chercher une veritable exception. Elle jette sur toutes choses une lumiere beaucoup plus crue que le general. A la longue, on finit par se lasser de l’eternel verbiage du general ; les exceptions existent. On n’est pas en mesure de les expliquer ? On n’expliquera pas davantage le general. Habituellement on n’aborde guere la difficulte, car on aborde le cas general non seulement sans la moindre passion, mais encore avec une confortable superficialite. Au contraire, l’exception pense le general avec l’energie de la passion. ≫ 41 Cette citation est tronquee par Carl Schmitt sans que cela soit signale, la reference elle- meme etant occultee. Ce long passage oublie soulignait aussi la reconciliation du general et de l’exception et non cette tension permanente que Schmitt institue entre l’exception et la norme. L’exception se situe pour ce dernier dans une situation d’exteriorite qui lui permet d’instituer l’ordre normatif, or pour Kierkegaard l’exception possede une valeur eminemment heuristique mais en aucun cas fondatrice. Apres la phrase ≪ elle jette sur toutes choses une 39 ≪ Le paradoxe est plus important que la regle, et cela non par une ironie romantique cultivant le paradoxe ≫Carl Schmitt, Theologie politique, op.cit., p 25. 40 Ibid., p25. On peut lire cette phrase en parallele avec un celebre passage de Max Weber qui craignait un devenir du capitalisme qui enfermerait l’homme dans ≪ une petrification mecanisee, paree d’une sorte de pretention crispee ≫. L’Ethique Protestante et l’Esprit du Capitalisme , Paris, Gallimard, 2003, p 252. On ne peut s’etonner de ce sentiment de familiarite si l’on pense que Weber opposait a ce processus l’apparition de nouveaux prophetes ou un retour des ≪ pensees et des ideaux anciens ≫, le premier evenement caracterisant l’essence proprement charismatique de l’etat d’exception. 41 Carl Schmitt, Theologie politique, op.cit. p 25-26. Søren Kierkegaard, La repetition, Paris, Rivages, 2003, p 183
  • 18. 18 lumiere beaucoup plus crue que le general ≫, il est ecrit : ≪ L’exception legitime se trouve reconciliee dans le general, le general est a la base pugnace a l’egard de l’exception, c’est pourquoi son penchant ne se laissera pas devoiler avant que l’exception l’oblige, pour ainsi dire, a l’avouer. Si l’exception n’en a pas la force, alors elle n’est pas legitime ; pour cette raison, il est tres sage de la part du general de ne rien laisser paraitre prematurement ≫42 . Nous retrouvons l’exception dans ces deux modalites heuristiques et juridiques dans de nombreux livres de Giorgio Agamben. Pourtant des differences majeures se profilent notamment la denegation du caractere exceptionnel de l’exception. La normalite de l’exception : L’etat d’exception est le cœur de son œuvre politique presentee dans les deux premiers Homo Sacer43 . Elle est aussi presente dans plusieurs de ses autres livres en tant que paradigme aisement convocable pour expliciter des situations assez dissemblables, par exemple dans son commentaire de l’Epitre aux Romains ou dans son livre sur Auschwitz44 . Dans ce dernier livre, contrairement a son habitude, il se retient de citer le nom de Schmitt45 . Agamben fait aussi usage de la meme citation de Kierkegaard, en la modifiant quelque peu, sans en citer la localisation. Chez Schmitt, l’exception est avant tout un moyen d’acces vers la situation ≪ normale ≫ alors qu’Agamben denie la possibilite de distinguer la situation normale de la situation d’exception et trouve dans le camp de concentration, le paradigme de cette permanence de l’exception. Elle devient une routine, chacun s’adapte a elle et la vit progressivement comme une situation normale : ≪ Auschwitz est donc ce lieu ou l’etat d’exception coincide parfaitement avec la regle, ou la situation extreme devient le paradigme meme du quotidien ≫ 46 . 42 Idem., Sur ce point la critique de l’utilisation de ce passage par Karl Lowith ≪ Le Decisionnisme Occasionnel de Carl Schmitt ≫, Les temps modernes, n°544, nov.1991, p 21 43 L’œuvre proprement politique d’Agamben comprend outre les Homo Sacer, La communaute qui vient (theorie de la singularite quelconque), Paris, Seuil,,1990. Moyens sans fin (notes sur la politique, Paris, Rivages, 1995. 44 Giorgio Agamben, Le Temps qui reste (Commentaire de l’epitre aux Romains), Paris, Rivages, 2000 p176-84, Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz,Paris, Rivages, 2003 p50-52 45 Agamben ne se dispense pas de citer Heidegger a de nombreuses reprises. Il est vrai que la compromission du philosophe est consideree par lui comme ≪ marginale ≫. G.Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op.cit.p-79-82. Sur ce sujet la contribution d’Agamben. ≪ Heidegger et le Nazisme ≫, La puissance de la pensee, Paris, Rivages, 2006, p 273-283. 46 Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op.cit. p 52
  • 19. 19 Ainsi l’exception, qui est devenue la regle, ne peut plus rien nous apprendre ≪ sa lecon est plutot celle de l’immanence absolue, du ≪ tout qui est dans le tout ≫. 47 Cette normalite de l’exception n’est pas circonscrite aux camps de concentration et d’extermination mais a la totalite de la politique moderne car ≪ le camp, qui s’est desormais solidement implante dans la (Cite), est le nouveau nomos biopolitique de la planete48 ≫. Des lors, d’un point de vue juridique, l’exception ne peut plus nous aider a comprendre la situation normale car l’etat d’exception est devenu un paradigme de gouvernement : ≪ Ce qui s’est produit et qui continue a se produire sous nos yeux, c’est que l’espace ≪ juridiquement vide ≫ de l’etat d’exception (…) a brise ses limites spatio-temporelles et, debordant de ses cadres, tend desormais a coincider partout avec l’ordre normal, a l’interieur duquel tout devient possible49 ≫ Le livre Homo Sacer repose sur une distinction centrale qui separe deux termes grecs designant la vie : Zoe et Bios. Le terme de Zoe definit une vie nue, le simple fait de vivre que nous partageons avec les animaux alors que le concept de Bios est celui d’une vie constituee, formee d’un individu ou d’un groupe et qui se tient en dehors de la simple vie reproductive de l’oikos (foyer). Cela a pour resultat que ≪ la vie nue, a dans la politique occidentale, ce privilege singulier d’etre ce dont l’exclusion fonde la cite des hommes ≫. A partir de la, Agamben fait reference a Michel Foucault et a sa notion tardive de biopolitique pour suggerer que la modernite politique se definit par l’inclusion de la vie proprement biologique (Zoe) dans la Polis. La question de la biopolitique se condense chez Foucault dans une affirmation : ≪ L’homme , pendant des millenaires, est reste ce qu’il etait pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’etre vivant est en question ≫50 . Le pouvoir prend donc pour objet la vie qui devient la proie de strategies politiques et disciplinaires. Auparavant le pouvoir souverain ≪ n’exercait son droit sur la vie qu’en faisant jouer son droit de tuer […] mais au vieux droit de faire mourir et de laisser vivre s’est substitue un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort ≫51 . Cette introduction de la Zoe dans la sphere de la Polis, est le cœur de l’argument d’Agamben et marque un processus qui est ≪ l’evenement decisif de la modernite et marque une transformation radicale des categories politico-philosophiques de la pensee classique52 ≫ 47 Idem. 48 Giorgio Agamben, Homo Sacer I (Le pouvoir souverain et la vie nue), op.cit. 190 49 Ibid. p 47 50 Michel Foucault, La Volonte de Savoir,Paris, Gallimard, 1976, p188 51 Ibid. p 181 52 Giorgio Agamben,Homo Sacer I(Le pouvoir souverain et la vie nue), op.cit. p12
  • 20. 20 La nouveaute de ce livre reside dans son desir de trouver ≪ ce point de jonction cache entre le modele juridico-institutionnel et le modele biopolitique du pouvoir ≫53 . Son travail est tres ambitieux car il tente de reinterpreter l’histoire politique de l’occident, construite autour des categories du pouvoir et du souverain, a l’aune de la categorie de biopolitique54 . Sa reflexion se porte a cet effet sur ce qu’il qualifie de paradoxe de la souverainete. Sa principale hypothese est que la politisation de la vie nue est seulement rendue possible par le pouvoir souverain, en d’autres mots que la biopolitique s’actualise dans une projection de l’etat d’exception sur la vie nue, biologique. Cette projection est ambigue car dans la theorie de Schmitt, l’exception entrainait la suspension du droit et la creation d’un espace distinct pour le souverain, a l’interieur mais aussi a l’exterieur du droit. Chez Agamben la double modalite de l’exception qui est suspension et affirmation a pour objet la vie nue qui se trouve alors incluse au droit par son exclusion. En somme, ce qui est exclu de la cite est a proprement parler inclu seulement a travers la forme de son exclusion. Cela signifie que la distinction entre Zoe et Bios ne prend plus aucun sens car la limite qui les separait se trouve annihilee par l’exception souveraine. En effet, l’exception peut inclure au meme moment qu’elle exclut, dans ce qu’Agamben qualifie de relation de ban, qui signifie que lorsque nous sommes abandonnes par le souverain (exclus) nous restons inclus a lui sous la seule forme de notre exclusion55 . Nous l’aurons compris, son point de depart est un renversement de la theorie schmittienne qui se materialise dans l’attribution des qualites du souverain a la vie nue. Nous avions vu que le paradoxe de la souverainete signifiait que ≪ le souverain est, dans le meme temps, a l’exterieur et a l’interieur de l’ordre juridique ≫. La vue nue prend donc la caracteristique de rentrer en symetrie avec le souverain. La totalite de la vie est prise dans la loi sans que celle-ci s’applique. Par consequent, l’exclusion de la vie de la cite est aussi inclusive , ceci ayant pour resultat l’impossibilite de distinguer entre ce qui releve de la cite et ce qui releve du foyer. Il est alors impossible de penser une exteriorite a la norme car ≪ il n’y a pas de hors loi, le rapport originaire de la loi a la vie n’est pas l’application mais l’Abandon≫56 . Ce qui marque 53 Ibid. p 14 54 Il repond ici a un conflit qui opposait Foucault et les neo-marxistes comme Nicos Poulantzas. Ces derniers lui reprochaient de rejeter l’economisme affine du neo-marxisme et de congedier la figure du souverain et de la possibilite d’une lutte directe pour la conquete du pouvoir politique. Sur le rejet de la conception economique du pouvoir. Michel Foucault, Il faut defendre la Societe, Cours du 14 janvier 1976, op. cit. 55 ≪ Appelons relation d’exception cette forme extreme de la relation qui n’inclut quelque chose qu’a travers son exclusion ≫ Giorgio Agamben, Homo Sacer I (Le pouvoir souverain et la vie nue), op.cit. p 26 56 Giorgio Agamben, Homo Sacer I (Le pouvoir souverain et la vie nue), op.cit. p37
  • 21. 21 l’impossibilite de penser encore une distinction entre societe civile et Etat car aucun domaine de l’existence ne peut etre en dehors du joug souverain qui s’actualise dans ≪ le pouvoir de donner la mort ou de laisser vivre ≫. De cette confrontation entre vie nue et exception souveraine naitrait un nouveau type d’individu, l’Homo Sacer. Ce terme remonte au droit romain archaique ou selon Festus ≪ l’homme sacre est celui que le peuple a juge pour un crime, toutefois, il n’est pas permis de le sacrifier, mais celui qui le tue ne sera pas condamne pour homicide ; la premiere loi du tribunat affirme en effet que ≪ si quelqu’un tue un homme qui a ete declare sacre par plebiscite, il ne sera pas considere comme homicide ≫ De la l’habitude de qualifier de sacre un homme mauvais ou impur.≫57 L’Homo Sacer n’est donc pas sacrifiable et son assassinat ne pourrait etre considere comme un meurtre. La Sacratio joindrait deux affirmations ≪ l’impunite de l’homicide et l’exclusion du sacrifice ≫ qui aurait pour resultat une double exclusion du profane et du religieux, une ≪ double exception ≫ qui inclut l’Homo Sacer au divin sous la forme de l’insacrifiable et dans la communaute a travers le meurtre licite. La sacralite de l’Homo Sacer n’est donc pas le fait d’une transgression, d’un passage du profane au religieux, ni d’une ambivalence du sacre a la fois ≪ auguste et maudit ≫, mais resulte d’une suspension de ce qui les separait, d’une exception qui rend les limites indistinctes. L’exception d’Agamben est alors une construction originale qui prend de nombreuses distances avec la position schmittienne. Tout d’abord Agamben subvertit le sens que l’on pouvait donner a ce concept en se focalisant sur la mise en etat d’exception de la vie. Auparavant cette categorie s’appliquait seulement au droit et synthetisait deux tensions contradictoires qui sont l’instauration et la suspension d’un ordre juridique. Agamben recupere cette dualite mais pense la suspension du droit comme permanente et l’affirmation d’un droit reduit a sa pure forme et a sa possibilite ultime, le pouvoir de vie et de mort du souverain. De plus d’une modalite statique, l’exception devient une dynamique, une relation sans cesse actualisee dans ce qu’Agamben qualifie d’Abandon, d’exclusion inclusive58 . En d’autres mots, l’Homo Sacer n’appartient ni a la Zoe ni a la Bios, ni au religieux, ni au profane mais a un lieu, qui nait de leur indistinction, d’ordre a la fois ontologique et politique. Ce dernier represente un espace ou le pouvoir biopolitique s’est adjoint le pouvoir souverain a travers une politisation de la vie qui s’accomplit a travers l’etat d’exception. Enfin, Agamben reprend l’idee d’une exception 57 Ibid. p81. De plus ≪ On dira souveraine la sphere dans laquelle on peut tuer sans commettre d’homicide et sans celebrer un sacrifice ; et sacree, c'est-a-dire exposee au meurtre et insacrifiable, la vie qui a ete capturee dans cette sphere ≫ Ibid. p 93 58 Giorgio Agamben, Homo Sacer I (Le pouvoir souverain et la vie nue), Ibid. p23
  • 22. 22 fondatrice en posant que cette mise au ban de la vie est l’acte premier de la politique moderne. Ainsi ≪ c’est sous cet eclairage que doit etre lue la grande metaphore du Leviathan, dont le corps est forme par tous les corps des individus. Ce sont les corps des sujets, absolument exposes au meurtre, qui forment le nouveau corps politique de l’Occident ≫59 Dans Homo Sacer II, il poursuit cette enquete ≪ genealogique ≫ en la centrant sur l’indistinction essentielle entre la normalite et l’exception. Il critique a nouveau la conception schmittienne en mettant en doute l’existence d’une situation normale qui donnerait en retour un sens a l’exception. Agamben tente a tout prix de miner toute tentative d’inscrire l’exception dans un ordre juridique. De cette maniere il reduit a neant les efforts de Schmitt pour penser une exception conservatrice de droit. La relation au droit n’est plus celle d’une conservation du droit car ≪ l’etat d’exception n’est pas une dictature (constitutionnelle ou inconstitutionnelle, de commissaire ou souveraine ), mais un espace vide de droit, une zone d’anomie ou toutes les determinations juridiques– et avant tout la distinction meme entre public et prive –sont desactivees ≫60 . Une fois encore Agamben conserve de Schmitt, le caractere fondateur octroye a l’exception. ≪ Cet espace vide de droit semble etre, a certains egards, si essentiel a l’ordre juridique que celui-ci doit chercher par tous les moyens a s’assurer une relation avec lui, comme si, pour se fonder, il devait se maintenir necessairement en rapport avec une anomie ≫61 . La question de l’exception est donc celle de l’anomie, de la pure inexistence d’un ordre juridique au sens schmittien et de la denonciation du droit comme illusion, certains diraient comme ideologie. L’anomie trouverait son origine dans une institution romaine, le justitium, qui signifie litteralement ≪ arret, suspension du droit (…) c’est le sens de cette institution juridique paradoxale, qui consiste uniquement dans la production d’un vide juridique≫62 . Ce vide a pour consequence une anomie, une situation ≪ ou l’on pourrait dire que celui qui agit durant le justitium n’execute ni ne transgresse, mais inexecute le droit ≫63 . La premiere ≪ certitude ≫ d’Agamben est qu’il est possible d’isoler cet element anomique dans une force de loi sans loi, une capacite d’appliquer purement formelle, vide de toute determination ou ordre quelconque, element qui determine selon lui les traits principaux de l’histoire juridique de l’occident. Il cherche a isoler un element purement anomique qui expliquerait pourquoi le droit serait seulement present a travers la violence qui le fonde, et la 59 Ibid. p 136 60 Giorgio Agamben, Etat d’exception, op.cit.p 86 61 Ibid., p87 62 Ibid. p72 63 Ibid. p 85
  • 23. 23 non-application du droit qui en serait la regle. Il recuse donc l’idee que l’on puisse inscrire la relation d’exception, l’anomie dans le droit, elle se trouve etre autre en un sens ontologique. Elle se deploie dans ≪ un espace sans droit ≫ et dans un ≪ non-lieu absolu ≫ car ce qui ce deroule durant l’exception n’appartient a aucun ordre juridique. Des lors la distinction entre la norme et la decision, qui permettait a Schmitt d’inclure l’exception dans le droit, en pensant la decision en tant que decision de donner une existence au droit ou de le suspendre, est rejetee par Agamben sous le pretexte que l’exception revele un element anomique dans le droit, qui lui donne sa vigueur mais se trouve ontologiquement en-dehors de lui. Nous pouvons dire pour le moment que ces etats d’exceptions sont essentiellement differents mais possedent de nombreuses caracteristiques communes, qui eclairent la dette considerable d’Agamben envers Schmitt. -Carl Schmitt, le juriste conservateur representant d’une droite autoritaire, pense l’exception sur le modele de la dictature instigatrice de l’ordre. -Giorgio Agamben, le penseur de la gauche radicale, pense l’exception sur le modele d’un chaos sans cesse renouvele qui s’affirme dans un pouvoir inconditionne de mort du souverain sur ses sujets. La transgression et l’anomie se trouvent donc pensees comme des figures antagonistes et paradigmatiques de l’etat d’exception. Ce dernier est bien plus qu’un chapitre d’un traite juridique ou une cause de discussions savantes pour des juristes et des philosophes. Il engage la structure meme du pouvoir souverain et se voit transformer en un objet incontournable de la theorie politique. Un travail ≪ genealogique ≫ et conceptuel sur l’exception est initie par ces deux auteurs : -Agamben specifie que le justitium est concu par lui comme un ≪ paradigme genealogique ≫ sur le mode de l’epistemologie foucaldienne. -De la meme maniere, pour Schmitt le troisieme chapitre de la Theologie Politique est une exposition de ce qu’il qualifie de ≪ sociologie des concepts juridiques ≫. Schmitt cherche sans cesse a inscrire sa theorie juridique dans des references theologiques, alors qu’Agamben fait usage de deux figures du droit romain peu etudies par les romanistes, l’Homo Sacer et le Justitium. La methode d’investigation de Carl Schmitt s’articule autour des deux polarites secularisation et metaphysique. Agamben lui succede en tentant de construire une pensee politique a partir d’une philosophie premiere, neanmoins il veut opposer les concepts de profanation/desactivation a la secularisation consideree selon ses mots comme ≪ Une forme de refoulement qui laisse intactes les forces qu’elle se limite a
  • 24. 24 deplacer d’un lieu a un autre. Ainsi la secularisation politique des concepts theologiques (la transcendance divine comme paradigme du pouvoir souverain) ne se contente pas de transformer la monarchie celeste en monarchie terrestre, mais elle laisse le pouvoir intact. ≫64 64 Giorgio Agamben, Profanations, Paris, Rivages, 2005, p 96
  • 25. 25 b-L’heritage metaphysique de la politique La secularisation : Le Chapitre III de la Theologie Politique commence par une formule celebre ≪ Tous les concepts pregnants de la theorie moderne de l’Etat sont des concepts theologiques secularises≫65 , Carl Schmitt poursuit : ≪ Et c’est vrai non seulement de leur developpement historique, parce qu’ils ont ete transferes de la theologie a la theorie de l’Etat – du fait, par exemple, que le Dieu tout puissant est devenu le legislateur omnipotent -, mais aussi de leur structure systematique, dont la connaissance est necessaire pour une analyse sociologique de ces concepts ≫. En somme, Schmitt postule ici qu’un concept theologique, comme le miracle ou la toute- puissance divine, s’est vu transpose politiquement sous la forme de l’exception. Cette transposition, bien plus qu’une simple transmission historique se trouve etre une reprise d’un concept et de la logique qui y preside. Il deploie ≪ deux branches d’argumentations : l’une vise le developpement historique des concepts, l’autre la structure systematique dans laquelle ils s’agencent ≫66 . Le droit et la theologie auraient donc une structure similaire, un raisonnement commun. Par exemple ≪ L’omnipotence du legislateur moderne qu’evoquent tous les manuels n’est pas seulement une reprise litterale de la theologie. Meme dans les details de l’argumentation on reconnait des reminiscences theologiques ≫67 Ainsi le mouvement du theologique au juridique n’est pas seulement formel, se materialisant dans l’emprunt de concepts, mais aussi substantiel, important aussi une structure et la puissance metaphysique ou mythique qui lui est attachee. La relation entre theologie et politique est donc bien plus riche, pour cette sociologie juridique, que la simple affirmation d’une analogie entre le souverain politique et Dieu, car la these de la secularisation implique une formation du droit par rapport a des concepts theologiques. L’emprunt d’une denomination voile un proces historique qui aurait genere la modernite a partir de fondements chretiens. Ce transfert engendre necessairement une question genealogique qui a trait aux multiples transformations d’un concept et des forces qui l’articulent, le legitiment et lui assurent vigueur et visibilite. Cette position est un refus categorique de la these d’un auto-engendrement, d’une autonomie radicale qui rendrait possible un commencement ex-nihilo de la modernite. 65 Carl Schmitt, Theologie politique, op.cit. p 46 66 Jean-Claude Monod, La Querelle de la secularisation,Paris, J.Vrin, 2002, p 121 67 Carl Schmitt, Theologie politique, op.cit. p 48
  • 26. 26 Cela ne rentre pas en contradiction avec l’idee d’une decision de l’exception qui jaillirait d’un neant normatif, d’une fondation hors de toute historicite d’un ordre juridique. Schmitt subordonne cette possibilite politique a un ordre theologico-metaphysique qui la contient relativement a son ordre propre. Si la decision ne repose sur rien, le concept de decision prend lui son origine dans une notion theologique specifique. Il ne peut donc y avoir de nouveaute pour cette genealogie car elle reflechit en termes d’appropriation, de renversement, de neutralisation, comme si un fil ininterrompu nous liait philosophiquement ou politiquement a toute l’histoire qui nous precede, comme si nous ne pouvions jamais depasser la metaphysique quelle soit catholique, deiste ou athee. La principale ligne de separation distingue ceux qui transforment la secularisation en une philosophie de l’histoire et ceux qui tentent de conserver une rigueur ≪ a-systematique ≫. Il n’est pas encore temps de detailler le proces de secularisation que subissent les concepts d’exception et de decision. Nous pouvons deja preciser qu’a nos yeux la pensee schmittienne de l’exception est indissociable des theses avancees dans ce troisieme chapitre. L’etude de l’exception implique alors de rendre compte de l’heritage theologique de ces conceptions. Le theme de la secularisation est aussi present chez Agamben notamment dans son opuscule intitule Qu’est ce qu’un Dispositif ou, sans le citer, il reprend le debat qui opposa Carl Schmitt a Erik Peterson relate dans la Theologie Politique de 1969. Ce dernier avait ecrit un essai sur le monotheisme comme probleme politique qui se voulait une tentative de ≪ liquider ≫ a jamais toute theologie politique. Il s’appuyait sur la question de la trinite qu’il opposait a toute pretention hegemonique d’un ≪Etat universel cesaro-papiste ≫. Dans ce but, il minait la credibilite du theologien Eusebe de Cesaree qui ≪ commenca a politiser l’idee de la monarchie divine≫. Agamben s’insere dans ce debat en utilisant le theoreme de la secularisation pour penser ≪ une genealogie theologique de l’economie et du gouvernement ≫. Il souhaite alors revenir sur l’origine du terme d’oikonomia, present dans la litterature patristique et augurant l’usage contemporain du dispositif. Pour cela il doit presenter le probleme de la trinite qui a rendu necessaire l’usage du terme d’economie. Nous savons que l’objet des premiers conciles chretiens fut de determiner la nature du Christ et donc de definir la relation entre Dieu et le Messie mais aussi les relations qui presidaient a la trinite reliant le Pere, le Fils et le Saint Esprit. Ce dogme fut concu par ses critiques comme une regression vers le polytheisme, une negation de l’unicite divine. Ces critiques furent justement ≪ ensuite appeles les monarchiens, defenseurs du
  • 27. 27 gouvernement d’un seul ≫68 et s’opposerent a des theologiens comme Tertullien ou Hyppolite, auxquels nous ajouterions Gregoire de Nazianze qui fait figure d’autorite chez Peterson. Le terme d’oikonomia designe alors la maniere dont Dieu ≪ organise Sa maison, Sa vie et le monde qu’Il a cree. Il est Un mais delegue son pouvoir a son fils sans jamais que son autorite supreme soit remise en cause ≫69 . Cela introduit une cesure en Dieu, entre etre et action, ontologie et praxis, ≪ l’action (l’economie, mais aussi la politique) n’a (alors) aucun fondement dans l’Etre ≫70 . Le terme d’Oikonomia fut plus tard traduit en latin par dispositio qui donne le terme moderne de dispositif tant utilise par Foucault ou Heidegger sans que ces derniers soient conscients de cet heritage theologique secularise. Le penseur italien de conclure ≪ le lien qui rassemble tous ces termes est le renvoi a une economie, c’est-a-dire a un ensemble de praxis, de savoirs, de mesures, d’institutions dont le but est de gerer, de gouverner, de controler et d’orienter-en un sens qui se veut utile –les comportements, les gestes et les pensees des hommes ≫71 . Des lors notre quotidien se trouve, dans cette perspective, determine d’une maniere forte par des concepts theologiques secularises. Nous avons vu que de le theoreme de la secularisation recele une affirmation proprement philosophique ou theologique qui a trait aux fondements de la politique moderne. Il prendrait la forme d’une ≪ sociologie des concepts juridiques ≫ qui apprehenderait les notions politiques selon ≪ une conceptualite radicale, c'est-a-dire une logique poussee jusqu’au metaphysique et au theologique. ≫ 72 68 Giorgio Agamben, Qu’est ce qu’un dispositif,Paris, Rivages, 2007, p 23 69 Ibid. p 24 ≪ Dieu confie au Christ ≪ l’economie ≫, l’administration et le gouvernement des hommes ≫ 70 Ces dispositifs seraient donc purs de toute determination ontologique a la maniere de l’economie divine, ils produiraient des sujets afin d’acquerir une prise sur la realite. Heidegger se distancie de cette conception en posant la jonction de la cesure avancee par Agamben a travers le dogme scolastique d’un Dieu qui ≪ ne connait jamais l’etat de possibilite, parce que dans celui-ci il ne serait pas encore quelque chose. Dans ce pas-encore reside un manque d’etre pour autant que l’etre est caracterise par la consistance. Le supreme etant est pure realisation, constamment accomplie, actus purus ≫. Martin Heidegger, Nietzsche II,Paris, Gallimard, 1971, p 333 71 Giorgio Agamben, Qu’est ce qu’un dispositif, op.cit. 28 72 Carl Schmitt, Theologie politique, op.cit. 55
  • 28. 28 L’identite entre metaphysique et politique : Paul Valadier s’etonne de l’utilisation par Schmitt du terme de theologie politique car ≪ le christianisme (a) avance une distinction nette et tres originale entre le spirituel et le temporel, qui coupe a la racine toute tentative de penser une politique a partir de la theologie 73 . ≫ De ce point de vue, ce titre est une vraie provocation et possede, comme le remarque Jean-Francois Kervegan, un but foncierement polemique donc politique au sens schmittien74 . Il faut cependant prendre garde a une confusion possible de ce titre avec la question du theologico- politique qui nait en meme temps que le christianisme et sera l’objet de nombres de controverses et de conflits entre le temporel et le spirituel, la philosophie et la theologie 75 . En effet, le terme recouvre chez Schmitt une discipline a part entiere et non un questionnement magistral sur la relation entre la philosophie et la foi en la Revelation ou une pensee qui infeoderait le politique au theologique. Ce serait cette derniere definition qui nous semblerait de prime abord la plus adequate, une theologie politique serait alors le nom d’une doctrine qui opererait une justification theologique d’un concept ou d’un pouvoir politique. Par exemple, on qualifierait de theologie politique les idees mises en avant par Gregoire VII a la fin du 11eme siecle pour asseoir son pouvoir sur l’empereur76 . Plus pres de nous, la theologie politique designerait communement ≪ l’analyse et la critique de dispositions politiques (incluant 73 Paul Valadier, ≪ Carl Schmitt : une theologie politique ≫, Etudes, novembre 1996, p 498. Paul Valadier se pose alors dans la tradition augustinienne rejetant toute theologie politique, et cela a la suite d’Erik Peterson et Hans Barion. 74 Jean-Francois Kervegan ≪ L’enjeu d'une theologie politique : Carl Schmitt ≫, Revue de Metaphysique et de Morale, 2/1995. p. 201-220 75 Le probleme theologico-politique est justement le fil conducteur de l’œuvre d’un philosophe qui connut bien Schmitt au debut de sa carriere, Leo Strauss. Ce dernier pense le theologico-politique comme un mouvement d’emancipation du politique et de la philosophie contre la religion revelee. ≪Quand Strauss parle d’un traite theologico-politique, il pense a un ecrit philosophique qui s’expose aux alternatives theologiques et politiques et qui dans la confrontation avec les exigences de la politique et de la religion, conduit a la philosophie ≫. Il s’agit donc d’une problematique qui a trait au liberalisme et a la force emancipatoire de la liberte de ≪ la philosophie alliee au souverain politique ≫. Heinrich Meier, Leo Strauss : le probleme theologico-politique,Paris, Bayard, 2006, p35 76 Lorsque Henri IV s’oppose a Gregoire VII ou que les philosophes Marsile de Padoue ou Guillaume d’Ockham aident Louis IV de Baviere dans sa lutte contre Jean XXII, on ne peut parler d’une perte de legitimite du theologique, du deperissement de son autorite. Le theologique, dans ce cas les ecritures, la patristique, les decisions conciliaires et en derniere instance les philosophes sont les armes necessaires de toute strategie discursive qui pretendrait au rang de discours politique. La theologie politique serait donc aussi la reconnaissance du caractere central du discours theologique a une epoque donnee.
  • 29. 29 des aspects culturels, psychologiques, sociaux et economiques) a partir d’interpretations differentes des desseins de Dieu pour le monde ≫77 . En revanche la theologie politique ici evoquee ≪ appartient au XXe siecle ≫ et se trouve meme veritablement pour la premiere fois utilise par Schmitt sous cette forme78 . Enfin, elle ≪ n’a rien a voir avec un dogme theologique, puisqu’il s’agit d’un probleme concernant la theorie de la science juridique et l’histoire des idees : celui de l’identite de structure entre les concepts de l’argumentation et de la connaissance juridique et theologique ≫. De ce fait la theologie politique n’est pas l’affirmation d’une preeminence du theologique sur le politique mais un essai de ≪ sociologie des concepts juridiques ≫. Le terme de sociologie n’est pas anodin, Schmitt ayant publie les trois premiers chapitres dans un livre en l’honneur de Max Weber79 . Schmitt suggere qu’il se dissocie de la sociologie orthodoxe en rejetant tout economisme ou ≪ spiritualisme qui tenterait d’expliquer la realite sociale a l’aide de determinations materielles ou ideologiques ≫. Pourtant il ne prend pas non plus le chemin de Max Weber ≪ qui s’emploie a degager les affinites electives entre certaines idees et des milieux sociaux dont les conditions favorisent l’accueil ou la production des idees. ≫80 . Il souhaite plutot etablir que les structures du droit renvoient a la conception du monde que possede une structure sociale, en d’autres mots que l’organisation politique reflete la conception metaphysique pregnante a une epoque donnee. Il semblerait que chez Schmitt ≪ l’organisation juridique ≫ elle-meme puisse mettre en place un concept juridique qui soulignerait que ≪ l’image metaphysique qu’un age se fait du monde a la meme structure que ce qui 77 William T.Cavanaugh, Peter Scott, The Blackwell Companion to Political Theology, Oxford, Blackwell, 2004, p 1. 78 John Milbank, ≪ Theologie Politique ≫, Dictionnaire Critique de Theologie, op.cit. p 919. Pourtant Schmitt precise que la theologie politique se rapproche de la division tripartite de la theologie par Varron (116-27 av J.C) qui se scinderait en fabularis, naturalis et civilis.La theologie civile est alors plus proche de ce que nous qualifions de religion civile et designe la theologie incarnee dans les lois et les cultes de la cite, ≪ elle est, dit Varron, la science necessaire a tous les citoyens des villes et surtout aux pontifes, science pratique qui regle quels Dieux il faut honorer publiquement ≫. St Augustin, Cite de Dieu, L VI,Paris, Seuil, 1994, p 266. La theologia civilis est vivement critiquee par St Augustin dans le livre VI et VII de la Cite de Dieu au nom d’une apologetique de la foi chretienne opposee au polytheisme romain. Schmitt reprend ce debat de la religion civile en soulignant qu’ ≪assurement, l’Eglise du Christ n’est pas de ce monde et son histoire, mais elle est dans ce monde, En d’autres termes, elle occupe et cree de l’espace, et ≪ espace ≫ signifie ici impermeabilite, visibilite et vie publique ≫. Carl Schmitt, Theologie politique II, op.cit. p 116. 79 Les trois premiers chapitres sont publies en 1923 sous le titre ≪ Sociologie du Concept de Souverainete et Theologie Politique ≫ 80 Catherine Colliot-Thelene, ≪ Carl Schmitt contre Max Weber, Rationalite juridique et Rationalite economique≫ in Le droit, le politique. Autour de Max Weber, Hans Kelsen, Carl Schmitt. Paris, L'Harmattan, 1995, p 212
  • 30. 30 lui parait l’evidence meme en matiere d’organisation politique. Etablir une telle identite, voila ce qu’est la sociologie de la souverainete ≫. Schmitt decrit en 1922, une evolution concomitante du metaphysique et du theologique, au dieu transcendant capable d’accomplir des miracles succede un deisme respectueux des lois de la nature puis un abandon de cette transcendance en faveur d’un pantheisme immanent qui aura pour resultat l’atheisme et l’anarchisme d’un Bakounine ou le materialisme revolutionnaire de Marx81 . Les evolutions d’un concept juridique resultent donc d’une progressive transformation des dogmes theologiques et metaphysiques en vigueur. Les deux semblent confondus pour Schmitt et ne cessent pas d’exister dans une epoque athee. Nous devons ici entendre, comme le souhaite Schmitt, la metaphysique au sens theologique et ontologique car ≪ Il existe a notre epoque bien des attitudes metaphysiques que l’on pourrait dire secularisees. L’homme moderne a remplace Dieu par des facteurs naturels : l’Humanite, la Nation, l’Individu, le developpement historique ou la Vie en tant que vie (…) Malgre tout l’attitude ne cesse pas d’etre metaphysique ; la pensee et la sensibilite humaine en conservent toujours une trace tres nette. On ne peut se passer de metaphysique, meme en refusant d’en faire de consciente82 ≫. La secularisation n’est donc pas seulement le constat historique d’une analogie mais une these proprement philosophique qui juge des concepts comme des emanations de representations metaphysique du monde. Cette assertion est fondamentale car elle implique a la fois l’impossibilite d’echapper a la Metaphysique pour des individus qui se reclameraient de l’atheisme le plus radical, mais aussi la subsomption de theses theologiques et ontologiques sous le denominatif commun de Metaphysique. Cette confusion est importante pour commencer a construire un dialogue entre Schmitt et Heidegger. La meilleure exposition de cette question est dans un texte de Heidegger de 1957 consacre a Hegel, La Constitution Onto-Theo-Logique de la Metaphysique83 . Il soutient que l’essence de la metaphysique se definit ≪ comme la question visant l’etant comme tel et dans son tout. La totalite de ce tout est l’unite de l’etant, laquelle unit en sa qualite de fond 81 Carl Schmitt, Theologie politique, op. cit. p 60. Ainsi ≪ l’evolution de la theorie de l’Etat au XIX e siecle temoigne de deux caracteristiques : la mise au rancart de toutes les representations theistes et transcendantes, et la formation d’un nouveau concept de legitimite ≫. Dans le cas de Kelsen, une metaphysique positiviste infeodee aux sciences naturelles aura pour pendant juridique, un etat limite par le droit, delaissant la possibilite du miracle identifie a l’exception pour l’adoration des lois scientifiques. C’est-a-dire ≪ que l’organisation juridique de la realite historique et politique pouvait mettre en place une notion dont la structure etait en harmonie avec celle des concepts metaphysiques (…) elle prouve dans les faits a l’instar du mot d’Edward Caird sur Comte, que la metaphysique est l’expression la plus intense et la plus claire d’une epoque. Ibid. p 55 82 Carl Schmitt, Romantisme Politique,Paris, Valois, 1928, p 31 83 Martin Heidegger, ≪ La Constitution Onto-Theo-Logique de la Metaphysique ≫, In Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p 277-308
  • 31. 31 producteur ≫. Heidegger ajoute ≪ pour qui sait lire, cette remarque signifie : la metaphysique est une onto-theo-logie84 ≫. En effet si l’ontologie est la science de la totalite de l’etant, la theologie est la science de l’etant absolu qui le fonde, le produit en sa qualite de substance se definissant comme acte pur, cause de soi. Ainsi ≪ la metaphysique pense l’etre de l’etant, aussi bien dans l’unite approfondissante de ce qu’il y a de plus universel, c’est-a-dire de ce qui est egalement valable partout, que dans l’unite, fondatrice en raison, de la totalite, c’est-a-dire de ce qu’il y a de plus haut et qui domine tout. Ainsi d’avance l’etre de l’etant est pense comme le fond qui fonde ≫85 . Le theologique et l’ontologique connaitraient donc une concretisation commune sous le nom de Metaphysique. Nous pourrions avec prudence rapprocher cette idee de Carl Schmitt, qui ecrivait a propos du romantisme que ≪ chaque mouvement depend, en derniere analyse, d’une certaine attitude vis-a-vis du Monde et de la conception determinee, sinon toujours consciente, d’une raison finale et d’un centre absolu. ≫ 86 . Cette attitude serait qualifiee par Heidegger de metaphysique car : ≪ L’essentiel d’une position metaphysique fondamental comprend : 1°Le mode sur lequel l’homme est homme, c’est-a-dire est lui-meme ; le mode d’advenance de son ipseite, (qui) se determine a partir du rapport a l’etre en tant que tel ; 2°L’interpretation de l’essence de l’etre de l’etant ; 3°La projection de la verite en son essence 4°le sens d’apres lequel l’homme est-ici et la –mesure.≫87 Cela signifie qu’une metaphysique avance, avant tout, une conception globale du monde postulant son essence, le caractere veridique de son enonciation et surtout un appareil axiologique et une maniere d’etre au monde, d’ex-ister entendu dans le sens d’une projection hors de soi. La metaphysique est concue sur le modele d’un ordonnancement et d’une evaluation du monde a l’aide d’une rationalite specifique. De ce point de vue la religion a ici sur un modele sociologique une fonction qu’elle partage avec d’autres images du monde88 . 84 Ibid. p289 85 Ibid. p292. Il donne plus loin la definition canonique de l’onto-theologie ≪ la constitution essentielle de la metaphysique repose sur l’unite de l’etant comme tel, considere a la fois dans ce qu’il a d’universel et dans ce qu’il a de supreme ≫ p 295. 86 Carl Schmitt, Romantisme Politique, op.cit. p30 87 Martin Heidegger, ≪l’Epoque des Conceptions du Monde ≫, in Chemins qui ne menent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p 135 88 Cette fonctionnalisation du christianisme est aussi soulignee par le philosophe allemand qui avait qualifie la secularisation d’ ≪ Entgotterung ≫ (depouillement des dieux). Ce processus aurait pour correlat un double mouvement de christianisation de l’idee du monde mais aussi de reduction du christianisme a une conception du monde (Weltbild) parmi d’autres. Le christianisme moderne serait
  • 32. 32 La liaison de cet ordre metaphysique a la question du politique est, a nos yeux, l’objet de la theologie politique schmittienne. Elle ne repond pas veritablement au probleme theologico-politique au sens philosophique car elle ne reconnait pas la centralite de l'opposition entre philosophie politique et theologie, entre Athenes et Jerusalem. De surcroit, elle constitue la negation du probleme theologico-politique au sens historique, car elle nie la possibilite d’une veritable separation entre le temporel et le spirituel. Elle est explicitement opposee au liberalisme et a la distinction originaire entre le religieux et le politique. Cette problematique constitue aussi une des interrogations centrales de l’œuvre politique de Giorgio Agamben. A notre connaissance, il n’expose jamais directement la maniere dont il envisage ce lien, neanmoins au detour d’une argumentation, il distille des propositions radicales sur l’identite ou en tout cas la determination mutuelle de l’ontologie et de la politique : D’une part la question du sacre donc la distinction de deux ordres de realite est le cœur de l’argumentation d’Homo Sacer I, la vie prise dans le ban du souverain definit un nouvel ordre ontologique ne permettant plus de distinguer le religieux et le profane et la normalite de l’exception. D’autre part si une situation politique a un pendant ontologique, des modifications de ce dernier ordre de pensee pourraient avoir des effets politiques. Nous avions vu que le pouvoir constituant et le pouvoir souverain semblaient se confondre pour Schmitt, car la decision souveraine appartient sans aucun doute possible a l’ordre du pouvoir constituant. Antonio Negri rejette cette conception alors qu’Agamben reconnait qu’elle est dommageable et place le pouvoir constituant face a une aporie. Le penseur italien s'accorde avec Negri et sa these finale qui suggere que ≪ le pouvoir constituant cesse d’etre un concept politique au sens etroit du terme et se presente necessairement comme une categorie ontologique ≫89 , cela rendant necessaire une redefinition de la relation ontologique entre puissance et acte. Il faudrait donc penser une nouvelle relation entre ces modalites pour rendre possible la desintrication du pouvoir constitue et du pouvoir constituant et le renouvellement du politique concu comme ≪ puissance ontologique d’une multitude de alors totalement de l’ordre de la metaphysique et aurait perdu l’aura de ces temps antiques et medievaux. Il serait comparable a n’importe quelle autre maniere d’ordonner et de mesurer le monde. Ibid. p 100, Jean-Claude Monod, La Querelle de la Secularisation, op.cit. p8-16 89 Giorgio Agamben, Homo Sacer I (Le pouvoir souverain et la vie nue), op. cit. p 53.
  • 33. 33 singularites agissant en cooperation≫ 90 ou comme reconnaissance de l’homme ≪ comme etre de pure puissance ≫91 . Nous avons vu que l’etat d’exception dans ces configurations prend la forme d’un paradigme fondateur de tout ordre juridique. La distinction principielle entre ces visions s’articule autour du caractere temporaire ou permanent de l’exception. Pourtant ils partagent tous deux l’affirmation de l’impossibilite effective de l’Etat de droit, de la soumission de la politique au droit, jusqu’a nier la possibilite meme d’un ordre normal. De plus, ils concoivent cette categorie politique comme incluse dans une problematique Metaphysique (ontologique et theologique) qui se deploie selon deux modalites, l’origine et la structuration. Un probleme politique ou juridique ne pourrait etre pense sans considerer la vision du monde qui le sous- tend et l’origine precise des concepts qui le forme. L’affirmation de la puissance metaphysique de la politique a travers l’etat d’exception ouvre un front double contre le liberalisme politique : -Le pouvoir politique ne pourra jamais etre soumis au droit car le pouvoir de suspendre la loi est ce qui rend possible tout ordre juridique. -Le pouvoir politique n’est jamais exempt de determinations theologiques et ontologiques et se trouve etre le lieu d’une lutte pour l’affirmation d’une image Metaphysique du monde. Il nous faut maintenant penser les modalites de ces affirmations et les manieres dont elles renvoient l’une a l’autre les œuvres respectives de ces penseurs. Un dialogue s’est donc ouvert, a travers ces categories et ces propositions, qui depassent leurs specificites pour affirmer la communaute d’une lutte contre la modernite politique et le liberalisme, entendu comme la fiction de la separation de la metaphysique et du politique et de la soumission du politique au droit. La theologie politique connait, dans l’etat d’exception, sa concretisation la plus precise et nous ne pourrions comprendre ce ≪ paradigme juridique ≫ sans entreprendre un travail ≪ genealogique ≫ qui mette a jour les elements metaphysiques qui le fondent. Il nous faut donc entreprendre une theologie politique de l’exception pour approcher des doctrines qui declarent une lutte sans merci contre la democratie liberale. Cette relation nous est proposee par Schmitt lui-meme, dans cette œuvre qui a guide notre argumentation tout au long de ce premier mouvement. 90 Antonio Negri, Le Pouvoir Constituant, op. cit. p 436. 91 Giorgio Agamben, ≪ Heidegger et le Nazisme ≫, La Puissance de la Pensee, op.cit. p 280
  • 34. 34 Il nous faut etudier cela sous un angle existentiel et metaphysique car le politique semble prendre racine dans une conception subjective du monde, dans la maniere dont un individu concoit la totalite et la valeur qu’il prend a l’interieur de celle-ci. Agamben concoit ainsi, a la maniere de Heidegger, un point de depart ontologique de la politique moderne qui prend ses origines dans une pensee de l’existence, de ≪ l’experience d’un etre sans essence qui a seulement a etre ses manieres d’etre ≫92 . Il pose alors une longue question qui nous renvoie au statut politique de la distinction entre acte et puissance et resume les problemes poses par sa perspective : ≪ Si l’analytique du Dasein (comme on aurait du s’y attendre dans la mesure ou toute ontologie ne peut qu’impliquer une politique) definit la situation politique de l’Occident ou nous nous trouvons encore et si celle-ci, par certains traits non marginaux, coincide avec celle dont part le nazisme, comment pouvons-nous echapper a l’issue catastrophique qu’implique une telle proximite ? En effet desormais il doit etre clair que les grand Etats totalitaires du XXe siecle representent a leur maniere une tentative de donner une reponse a un probleme qui n’a jamais cesse d’etre actuel :comment un etre inessentiel, qui n’a pas d’autre vocation ni d’autre consistance que son existence factice (au sens de factuel) et qui, par consequent, doit assumer et etre ses manieres d’etre elles-memes, peut-il se donner une mission historique et construire pour lui une dimension propre et une ≪ maison ≫qui ne soient pas un piege ≫93 La question ontologico-politique est donc historiquement existentielle car elle a trait a la comprehension que nous avons de nous-meme en tant que seul etant qui possede une ouverture ontologique.94 Nous devons, selon lui, engager un depart a partir du sujet dans son existence concrete pour comprendre notre position ontologique et donc politique. Agamben assimile la position existentielle precedant le nazisme a celle que nous vivons encore, ce qui va lui permettre de poser un fil indissoluble entre la situation du camp de concentration et notre politique contemporaine, car elles se caracterisent par une approche similaire de l’existence du sujet. Notre ouverture a cette identite entre metaphysique et politique doit donc passer par l’entremise du sujet et de sa transformation conceptuelle en Dasein par Heidegger, au sein d'un mouvement qui eut un succes considerable dans la 92 Ibid., p 277 93 Idem. 94 Heidegger repondait a un journaliste ≪ L’idee qui est a la base de ma pensee est precisement que l’Etre ou le pouvoir de manifestation de l’Etre a besoin de l’homme (…) On ne peut pas poser la question de l’Etre sans poser celle de l’essence de l’homme ≫ Cite par Philippe Capelle, Philosophie et Theologie dans la pensee de Martin Heidegger, op. cit. p 39. Jean Wahl ecrit a propos de Heidegger ≪ c’est donc une ontologie qu’il veut fonder, et c’est seulement pour nous introduire a cette ontologie, qu’il prend le probleme de l’existence, car la seule forme d’etre avec laquelle nous soyons, d’apres lui, en contact veritablement, c’est l’etre des hommes ≫ Jean Wahl, Esquisse pour une histoire de ≪ l’existentialisme ≫,Paris, L’Arche, 1949, p 24
  • 35. 35 premiere moitie du siecle dernier, l’existentialisme. Pour cela nous devrions toujours considerer le couple que nous avons mis en lumiere, qui allie la secularisation et l’identification entre metaphysique et politique. Cette analyse existentielle devrait rendre compte de l’attachement de Carl Schmitt a ce type de representation mais aussi de la maniere dont il a politise des notions heritees de la pensee de Kierkegaard. Il sera alors possible de comprendre qu’une categorie existentielle specifique, telle que l’angoisse, a pu donner une consistance metaphysique a une politique concue comme une epreuve decisive, suspendue en permanence a la possibilite de la mort violente.
  • 36. 36 Chapitre II La decision de l’exception La these d’une identite entre metaphysique et politique nous incite a apprehender l’etat d’exception en parallele avec les conceptions personnelles de Schmitt et la conception metaphysique de son epoque. Le bon sens nous incite a ajouter que la conception metaphysique d’une epoque nous semble une notion vague, qui connait une realisation sociologique difficile et peut deriver vers l’essentialisation d’une temporalite donnee. En revanche un affinement de notre recherche pourrait rendre compte d’une certaine attirance, d’une partie des intellectuels allemands des annees 20 et 30, en faveur d’une conception du monde specifique qui rentre dans la categorie des philosophies de la crise ou des philosophies de l’existence. Nous prenons ici garde de qualifier sans equivoque la position d’Heidegger, de Kierkegaard ou de Schmitt, d’existentialisme. Nous voulons seulement approcher un type d’idee du sujet sans postuler une essence de l’existentialisme ou l’adhesion sans partage de certains auteurs a une pensee qui est avant tout francaise dans son expression et allemande dans ses origines. C’est une conception en partie similaire qui anime Richard Wolin lorsqu’il ecrit ≪ Nous pensons que la cle du probleme reside dans l’existentialisme politique de Schmitt (…) C’est pourquoi la seule question theorique pertinente est la suivante : dans quel contexte intellectuel la pensee politique de Schmitt se developpa-t-elle durant les annees 20, le predisposant a envisager la dictature nazie aussi bien comme une delivrance de Weimar que comme l’assouvissement de ses nostalgies politiques les plus intimes95 ≫. 98 Richard Wolin, ≪ L’Existentialisme politique de Carl Schmitt et l’Etat total ≫, Les temps modernes, 1991, p 57
  • 37. 37 a- L’existentialisme politique de Carl Schmitt La crise existentielle : De prime abord, il nous faut revenir au texte d’Agamben sur Heidegger expose plus haut en definissant exactement cette situation existentielle que nous partagerions avec le nazisme. Dans cette preface ecrite au livre d’Emmanuel Levinas, Philosophie de l’hitlerisme, Agamben remarque que Levinas ≪ reconnait a l’œuvre dans la philosophie de l’hitlerisme les categories memes qui sont ou seront durant ces annees-la au centre de son chantier philosophique (et aussi, implicitement, du chantier de son maitre de Fribourg96 ) ≫. Selon le penseur italien les recherches de Levinas portaient en 1935 sur ce qu’il qualifie d’etre rive. Nous experimenterions l’etre pur a travers des experiences comme la nausee ou la honte qui nous font voir la verite obsedante ≪ que quelque chose existe, sans issue possible, irremediablement97 ≫ que cette chose est ≪ un etre livre sans issue a soi-meme ou a une situation donnee ≫ en d’autres mots qu’il trouve comme rive a la maniere d’un clou sur une planche de bois. Cette categorie proche par de nombreux points de la facticite d’Heidegger, de l’etre-jete serait a la racine de la position existentielle qui rendit possible le nazisme. Levinas la decrit comme la prise de conscience ≪ de l’enchainement originel ineluctable a notre corps(…) enchaine a son corps, l’homme se voit refuser le pouvoir d’echapper a soi meme. La verite n’est plus pour lui la contemplation d’un spectacle etranger– elle consiste dans un drame dont l’homme est lui-meme l’acteur. C’est sous le poids de toute son existence- qui comporte des donnees sur lesquelles il n’y a plus a revenir– que l’homme dira son oui ou son non98 ≫ On trouve ici la quintessence de la position existentielle sur la decision, face a une situation concrete que nous n’avons pu choisir, dans laquelle nous sommes litteralement jetes ≪ sans en avoir decide tout en ayant a (nous) decider pour des possibles99 ≫, nous n’avons plus qu’un seul choix, la decision elle-meme100 . 96 Giorgio Agamben, ≪ Heidegger et le Nazisme ≫, La puissance de la pensee, op.cit. p273 97 Ibid. p 274 98 Ibid. P277 99 Jean-Marie Vaysse, ≪ Etre-jete ≫, Dictionnaire Heidegger, Paris, Ellipses, 2007, p 60, Martin Heidegger, Etre et temps,Paris, Gallimard, 1986, §38 100 ≪ La philosophie existentielle denonce l’impossibilite de commencer sans presupposition et de tout construire a partir de rien. Le philosophe se donne au contraire toute l’experience de l’existence en vue de se la reapproprier ≫ Andre Clair, Kierkegaard :existence et ethique, Paris, Puf, 1997, p10
  • 38. 38 La question de l’ek-sistence chez Heidegger est complexe car elle ne correspond pas au terme d’existence assimile a la realite concrete d’un sujet. Il ecrit que ≪ dans son contenu, ek- sistence signifie ex-tase en vue de la verite de l’Etre. Existentia (existence) veut dire par contre actualitas, realite, par opposition a la pure possibilite concue comme idee. L’ek-sistence est l’essence de l’homme en tant qu’il est un Da-sein (etre-la) qui designe non pas le fait d’etre jete dans la facticite brute mais de permettre ≪ l’Etre d’etre la ≫. En somme Heidegger reproche ici a ses lecteurs francais, tel que Sartre, de ne pas avoir apprehende l’analytique existentiale du Dasein comme une ouverture a la question de l’ontologie. Cette question de la facticite est l’occasion pour Agamben de revenir sur l’engagement de Heidegger dans le nazisme. Il precise dans Homo Sacer que ≪ le genie philosophique de Heidegger consiste a avoir elabore les categories conceptuelles qui empechaient la facticite de se presenter comme un fait, le nazisme a fini par emprisonner la vie factice dans une determination raciale objective, reniant ainsi son inspiration originelle 101 ≫. Ainsi, la pensee de Heidegger pensait cet etre-rive comme mis en jeu par l’Etre alors que sa concretisation nazie le jette dans un determinisme racial et biologique qui prend similairement la forme d’un destin. L’important est ici de comprendre que cette pensee de l’existence, du Dasein est immediatement politique102 : ≪ Polis signifie le lieu, le Da, ou et en tant que tel le Dasein est en tant qu’historique103 ≫ Pour le moment nous nous rendons compte que cette position existentielle a une premiere caracteristique, la pensee que l’homme ne possede pas d’essence ni de tache assignee, qu’il se trouve litteralement jete dans une situation qu’il n’a pas choisie et qui l’enferme dans une factualite que nous qualifierons d’absurde, en tout cas ne possedant aucune signification intrinseque. C’est ce qu’exprime le jeune homme de La repetition, ce livre cite par Schmitt dans la Theologie politique : ≪ Je suis a bout de vivre ; le monde me donne la nausee ; il est fade et n’a ni sel ni sens(…) ou suis-je? Le monde qu’est ce que cela veut dire? Que signifie ce mot? Qui m’a joue le tour de m’y jeter et de m’y laisser maintenant? Qui suis-je? Comment suis-je entre dans le monde? Pourquoi n’ai-je pas ete consulte, pourquoi ne m’a-t-on pas mis au courant des us et coutumes, mais incorpore dans les rangs, comme si j’avais ete achete par un racoleur de garnison? 104 ≫ 101 Giorgio Agamben, Homo Sacer (le pouvoir souverain et la vie nue), op.cit p 166 102 ≪ Son etre factice contient deja le mouvement qui, lorsqu’il est saisi, le constitue comme Dasein et donc comme etre politique ≫ Idem. 103 Idem. citation de Martin Heidegger, Introduction a la metaphysique, Paris, Gallimard, 1967. p 117 de l’edition allemande. 104 Il continue avec humour ≪ A quel titre ai-je ete interesse a cette vaste entreprise qu’on appelle la realite? Pourquoi faut-il que j’y sois interesse? N’est-ce pas une affaire libre? Et si je suis force de
  • 39. 39 Le debut d’une reflexion existentielle est donc une revolte, un questionnement radical de la realite et de soi. Elle constitue l’impossibilite d’une reduction de soi a une partie d’un systeme. Selon Kierkegaard, engager une reflexion philosophique a partir de l’existence concrete implique de considerer qu’une reflexion sur la verite ne prend veritablement sens que si elle repose sur notre finitude qui se caracterise par l’instabilite, le doute et le sentiment de notre mortalite. Cela constitue la principale opposition de Kierkegaard a Hegel dont les relations sont extremement complexes. Selon le penseur danois, il serait impossible de subsumer l’individu dans un systeme explicatif car en tant que pure contingence, il est irreductible a toute necessite, de plus la synthese dialectique serait vide de sens car elle occulte l’epreuve existentielle par excellence, la decision dans ≪ son absolue purete ≫. Kierkegaard ecrit a propos de la pensee hegelienne ≪ dans la langue de l’abstraction, ce qui constitue la difficulte de l’existence et de l’existant, bien loin d’etre eclaircie, n’apparait a vrai dire jamais ; justement parce que la pensee abstraite est sub specie aeterni, elle fait abstraction du concret, du temporel, du devenir de l’existence, de la detresse de l’homme, pose dans l’existence par un assemblage d’eternel et de temporel ≫105 . Donc, selon Kierkegaard, une philosophie de l’histoire d’ordre systematique ne pourrait rendre compte de l’unicite de l’existence individuelle106 . De plus, l’existence est d’abord entendue ici comme ex-istence, dans le sens de se tenir hors de soi-meme, elle est essentielle a l’homme en ce qu’elle le differencie de tous les autres etant, les animaux par exemple. Il leur est qualitativement superieur car il possede la necessite de s’inscrire en tant qu’etre singulier dans un devenir, tourne vers sa propre subjectivite mais en permanence en dehors de lui, litteralement projete en avant. Chez Kierkegaard cette existence concue comme projet se trouve toujours en relation avec un Absolu, un fondement ontologique en qui reside la superiorite de l’homme sur l’animal et de l’individu sur l’espece. La place de Kierkegaard dans l’œuvre de Schmitt nous parait essentielle tout d’abord dans ce rejet de l’hegelianisme et dans l’accent qu’il porte sur la decision et l’exception107 . l’etre ou est le directeur? A qui dois-je adresser ma plainte? La vie est l’objet d’un debat: puis-je demander que mon avis soit pris en consideration? ≫Søren Kierkegaard, La repetition, op. cit. p 140 105 Søren Kierkegaard, Post-scriptum aux miettes philosophiques, Paris, Gallimard, 1949, p256. 106 Kierkegaard partage cette idee avec un autre opposant cette fois-ci ≪ hegelien ≫ a Hegel, Max Stirner. Ce dernier a theorise un anarchisme individualiste qui pose l’individu singulier comme ontologiquement superieur a toute determination exterieure telles que la culture, Dieu ou l’Etat. Sur ce point :Henri Arvon, Aux sources de l’existentialisme Max Stirner, Puf, Paris, 1954, Max Stirner, L’unique et sa propriete et autres ecrits, L’Age d’Homme, Lausanne,1972 107 ≪ Pour un homme existant la decision et ≪ la repetition ≫sont le but du mouvement ≫. Post-scriptum aux miettes philosophiques. op. cit. p 265
  • 40. 40 Selon Ellen Kennedy, il le cite dans ses premieres reflexions de 1919 et il avait lu Ou bien…ou bien des l’automne 1918. Il avait aussi recu le Concept d’angoisse en 1918 et possedait de nombreuses autres œuvres de Kierkegaard108 . Cette place de Kierkegaard dans la pensee allemande de cette epoque est immense tant philosophiquement que theologiquement109 . Elle se materialise dans un courant theologique qualifie de theologie dialectique ou theologie de la crise dont la naissance remonte ≪ canoniquement ≫ a la premiere publication du magistral commentaire de l’epitre aux Romains par Karl Barth en 1919. Sur ce point, Jean-Claude Monod ecrit que ≪ la parente de certains traits de la pensee de Schmitt avec la theologie protestante dite ≪ de la crise ≫ a ete souvent notee ≫110 . Il existe une reprise commune de l’exigence Kierkegaardienne de la decision contre ≪ la metaphysique de l’indecision ≫ assimilee au liberalisme. Ce que Jean-Francois Kervegan ou Heinrich Meier ont caracterise comme une valorisation de la disjonction, de l’alternative radicale ≪ ou bien, ou bien ≫. De plus, la conception de Schmitt renouerait avec ≪ une vision de l’imminence de la catastrophe ≫ qui sous-tendait la theologie de Paul, car il rejetterait un monde neutralise a ≪ la recherche de la paix et de la securite ≫, un monde sans politique qui annoncerait l’arrivee de l’Antechrist111 . Monod souligne alors que la pensee de Schmitt serait plus une 108 Ellen Kennedy, Constitutionnal failure : Carl Schmitt in Weimar, Durham, Duke university press, 2004, p49 Carl Schmitt ecrit dans une lettre en francais au traducteur de Romantisme politique, Pierre Linn : ≪ Quant a l’existentialisme, je trouve votre diagnose (sic) absolument juste et meme (excusez) tres existentialiste en elle-meme (sic). L’existentialisme de Heidegger avec toutes ses derivations est profondement atheiste. Neanmoins c’est Kierkegaard, un chretien veritable authentique, un pere de l’eglise invisible, qui reste le pere et le grand maitre et la source authentique de tout existentialisme; et l’existentialisme de Kierkegaard est encore plus profondement chretien que celui de Heidegger est atheiste. L’existentialisme athee me semble un attentat tres chretien contre le christianisme. Seuls les marxistes s’en apercoivent et s’en alarment. Un existentialisme sans Kierkegaard le chretien n’est plus qu’une representation du ≪ Hamlet ≫ sans le prince du Danemark. Avez-vous lu Begriff 1844( !) et : Krankheit z.Tode 1849( !) ≫ Carl Schmitt, Glossarium : Aufzeichnungen der Jahre 1947- 1951,Duncker und Humblot, Berlin, 1991, p80. Il fait reference au Concept d’angoisse et a La maladie a la mort aussi traduit sous le titre de Traite du desespoir. 109 Heidegger ecrit ≪ Ce qu’ont apporte les annees stimulantes entre 1910 et 1914 ne peut se dire par une enumeration discriminatoire : la deuxieme edition augmentee du double de La Volonte de puissance de Nietzsche, la traduction des œuvres de Kierkegaard et de Dostoievski, l’interet recent pour Hegel et Schelling, les poemes de Rilke et de Trakl, les œuvres completes de Dilthey. ≫ In ≪ Gesammelte Schriften ≫, Fruhe schriften, p x.Cite par Philippe Capelle, Philosophie et theologie dans la pensee de Martin Heidegger, op. cit. p150 110 Jean-Claude Monod, La querelle de la secularisation, op.cit. p178 111 La langue de Paul retranscrite par Karl Barth est celle de ≪ l’appel, de l’urgence eschatologique. La fin est proche, le temps presse, la nuit gagne, il faut decider … ≫ Jean-Claude Monod, ≪ Destins du paulinisme politique : K.Barth, C.Schmitt, J.Taubes ≫, op.cit.,p117
  • 41. 41 possibilite similaire a la critique barthienne que sa continuation. Schmitt s’oppose avant tout a la neutralisation du monde, a la perte du serieux du politique, qui engage et nous pose face a la possibilite de notre negation existentielle. En tant que catholique, il ne lutterait pas contre la theologie liberale mais contre le liberalisme politique. Cette question est ici peu etudiee par Monod et n’est pas du tout evoquee par Meier qui est pourtant le tenant d’une interpretation largement theologique, quoiqu’il s’en defende, de Schmitt112 . Neanmoins elle nous semble de premiere importance si l’on cherche a signifier dans un premier temps la place de la theologie politique dans l’œuvre de Schmitt et ses multiples affinites avec ce que l’on qualifie peut-etre maladroitement ≪ d’existentialisme ≫ Carl Schmitt fait mention de ce mouvement dans sa Theologie politique II en dissertant sur les consequences de la I ere guerre mondiale113 ≪ Ainsi se crea pour le protestantisme allemand une situation ou des theologiens evangeliques virent dans la crise de la religion, de l’eglise, de la culture et de l’Etat, et finalement dans la crise tout court, l’essence du protestantisme114 ≫. Tout d’abord la theologie de la crise est qualifiee ainsi afin de revenir a l’etymologie grecque du mot crise, qui designe le moment de la decision discriminante. Ce mouvement est fonde par Karl Barth, Rudolf Bultmann et Friedrich Gogarten, Edward Thurneysen et Georg Merz. Gogarten etait alors le theologien le plus radical et sonnait le glas de la theologie liberale dans un texte intitule Zwischen den Zeiten ( Entre Deux Temps) qui sera, a partir de 1922, le nom de la revue federant ce nouveau mouvement. Il ecrit dans ce premier article : ≪ Le destin de notre generation est de se trouver entre deux epoques. Nous n’avons jamais appartenu au temps qui aujourd’hui touche a sa fin. Peut-etre appartiendrons-nous un jour au temps qui vient? (…) Nous nous trouvons au beau milieu. Dans un espace vide. (…)L’espace est devenu libre pour la question de Dieu (…) Mais alors, nous pourrions entendre la parole de Dieu? Nous pourrions reconnaitre sa main dans le moment ou elle agit? (…) C’est le moment de prendre sa decision. 115 ≫ 112 Meier precise que sa these est ≪ que le centre et le contexte de la pensee de Schmitt doivent etre etudies comme une theologie politique ≫ Il ne s’agit pas pour autant de poser que le catholicisme fonde la pensee de Schmitt. Heinrich Meier, The lesson of Carl Schmitt : Four chapters on the distinction between political theology and political philosophy, pXII 113 ≪ C’est avant tout un sentiment de crise qui dominait cette periode, sentiment intimement lie a l’extreme precarite de la situation politique et economique dans les premieres annees de la Republique. On vit alors apparaitre toute une floraison de ≪ philosophies de la crise ≫ mais il ne fait aucun doute que ce fut l’existentialisme qui connut le plus grand retentissement ≫ Richard Wolin, ≪ L’existentialisme politique de Carl Schmitt et l’Etat total ≫, op.cit., p 59 114 Carl Schmitt, Theologie politique II, p90 115 Friedrich Gogarten in Jurgen Moltmann dir., Le origini della teologia dialettica, Queriniana, Brescia, 1976, 502-508. Cite par Rosino Gibellini, Panorama de la theologie au XXe siecle, Paris, Cerf 2004, p 22-23. La Crise des annees 20 fait echo a celle vecue par des generations precedentes. Musset ecrivait deja un siecle avant ≪ toute la maladie du siecle present vient de deux causes; le peuple qui a passe par 1793
  • 42. 42 Cette crise est la consequence d’une distance infinie entre ≪ Dieu et l’homme, l’eternite et le temps, la revelation et l’histoire ≫ et proclame l’impossibilite de resoudre dialectiquement ces contradictions. La relation entre Dieu et le monde est veritablement dialectique car ≪ cette dualite n’est affirmee que dans son abolition, l’abolition constituant precisement son affirmation116 ≫ Selon Rudolf Bultmann, la foi en crise est une foi paradoxale ou la tension dialectique entre les opposees ne connait pas de resolution et fonde toute existence religieuse117 : Karl Barth ajoute ≪ Celui qui reconnait que le monde est limite par une verite contradictoire, celui qui reconnait qu’il est, lui-meme, limite par une volonte qui le contredit,… celui qui, en definitive confesse cette contradiction et qui a l’audace de fonder sa vie sur elle, celui la croit ≫118 . Il s’agit donc d’interpreter le Non divin comme un Oui, d’operer une transformation et un choix eminemment paradoxal, affirmer ce qui nous nie pour protester de notre decision absolue en faveur de la foi. La decision chez Kierkegaard, dans la theologie de la crise et chez Carl Schmitt prend la forme d’une alternative, ou bien … ou bien, et rejette toute synthese superieure, toute tentative de depasser dialectiquement, cette opposition irresolue119 . On peut alors penser que se rejoue dans l’œuvre de Schmitt l’une des principales scenes de l’histoire de la philosophie, la critique de Kierkegaard a l'encontre d'Hegel. Schmitt affirme dans Parlementarisme et Democratie qu’ ≪ il ne saurait etre question dans la philosophie de Hegel de dictature, au sens d’une decision morale qui interromprait l’evolution tout comme la discussion. Meme les realites opposees et par 1814 porte au cœur deux blessures. Tout ce qui etait n’est plus; tout ce qui sera n’est pas encore ≫, cite par Denise Souche-Sagues,Nihilismes,Paris, Puf, 1996,p11-12 Le titre de cette revue theologique nous renvoie aussi au titre anglais de la crise de la culture, ecrit par Hannah Arendt entre 54 et 68. Elle ecrit ≪ Alors il conviendrait sans doute de remarquer que l’appel a la pensee se fait entendre dans l’etrange entre-deux qui s’insere parfois dans le temps historique ou non seulement les historiens mais les acteurs et les temoins, les vivants eux-memes, prennent conscience d’un intervalle dans le temps qui est entierement determine par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore. Dans l’histoire, ces intervalles ont montre plus d’une fois qu’ils peuvent receler le moment de la verite ≫ Hanna Arendt, La crise de la culture (between the past and the future),Paris, Gallimard, 1989, p19 116 Rudolf Bultmann, ≪Le Romerbrief de Karl Barth ≫ in Pierre Gisel dir., Karl Barth : Genese et reception de sa pensee, Geneve, Labor et fides, 1987, p 82 117 Rudolf Bultmann ≪ La theologie liberale et le recent mouvement theologique ≫, Foi et comprehension, vol 1, Paris, Seuil, 1969, p9 -35 118 Karl Barth, L’Epitre aux Romains, Geneve, Labor et fides, 1967, p 45. Selon Denis Muller dans l’edition de 1922 de l’Epitre aux Romains ≪ Karl Barth n’entend pas le terme de dialectique au sens speculatif de l’assomption hegelienne (…) mais dans un sens librement repris de Kierkegaard et qui sera explicitee par les notions de difference qualitative infinie, de diastase et d’asymetrie. C’est dans ce sens que l’on parle de la theologie dialectique, comprise comme theologie de la crise ≫ Denis Muller, Karl Barth, Paris, Cerf, 2005, p 61 119 Emmanuel Faye confirme ≪ les affinites entre le decisionnisme politique de Carl Schmitt, le decisionnisme theologique de Friedrich Gogarten et le decisionnisme existentiel de Heidegger. Emmanuel Faye, Heidegger :l’introduction du nazisme dans la philosophie, Paris, Albin Michel, 2007, p 53≫
  • 43. 43 se compenetrent et sont incorporees dans l’evolution qui avance inexorablement. Le ou-ou (comprenons Ou bien … Ou bien) de la decision morale, la disjonction decidee et decisive, n’ont pas de place dans ce systeme120 ≫ Kervegan propose dans la conclusion de son livre sur Hegel et Schmitt de lire l’œuvre de ce dernier a l’aide des categories hegeliennes de negation et de negativite. La negation est simple et constitue seulement la suppression univoque d’une affirmation donnee. La negativite est bien plus importante car elle constitue un redoublement de la negation qui aboutit a une affirmation, a une positivite ; ≪ Cette negation complexe, dialectique, n’est plus une negation determinee, c'est-a-dire unilaterale, mais negation de la negation, et par la position speculative ≫121 . Elle correspond au terme d’Aufhebung qui connut une telle posterite dans la pensee notamment marxiste et qui ≪ reunit intimement deux significations opposees, celle de conserver et d’abroger ou supprimer122 ≫. La pensee de Schmitt serait une defense de la negation au detriment de la negativite, une apologie de la positivite abstraite erigee contre la dialectique speculative, la positivite abstraite etant justement l’opposition, entre le positif et le negatif, qui ne connait pas de tiers superieur, de resolution dialectique. Kervegan souligne qu’ ≪ un proces dans lequel le positif et le negatif, le meme et l’autre, se trouvent surmontes dans leur opposition et eleves a la positivite speculative, un tel proces n’a pas, la force d’impact polemique de l’antithese dualiste ≫123 La decision politique de l’exception pretend au contraire rendre sa valeur absolue au ≪ Ou bien…Ou bien ≫a l’opposition brutale, immediate, du positif et du negatif. Le decisionnisme possede alors une forte resonance theologique qui s’affirme dans une emphase de la disjonction. Il faut necessairement choisir et decider quelle que soit le contenu de la decision. L’etat d’exception constitue alors le moment d’un choix existentiel et concret, il ne peut etre reduit dans un systeme, dans une architecture qui entamerait son caractere essentiellement singulier, exceptionnel. Nous pouvons donc penser cette crise avant tout comme un moment de conflit avec l’hegelianisme, avec la possibilite d’une resolution dialectique des opposes. L’etat d’exception est ce qui ne peut etre predit, integre dans l’economie interne d’un systeme. Il nous place face a une decision qui possede toutes les caracteristiques d’une decision theologique, dans une situation ou la grace divine dans le miracle de l’exception repond a la foi, a l’obeissance absolue de l’homme envers Dieu. Cette position existentielle pourrait donc 120 Carl Schmitt, Parlementarisme et democratie,Paris, Seuil, 1988, p70 121 Jean-Francois Kervegan, Hegel, Carl Schmitt : Le politique entre speculation et positivite, op.cit. p 329 122 Bernard Bourgeois, Le vocabulaire de Hegel,Paris, Ellipses, 2000, p 13 123 Jean-Francois Kervegan, Hegel, Carl Schmitt : Le politique entre speculation et positivite, op.cit. p330
  • 44. 44 se resumer a partir de l’idee du caractere dechu de l’homme, de son enfermement dans sa facticite et de sa necessite de se decider en faveur d’un oui ou d’un non. Dans la theologie dialectique cette crise est d’abord l’instant d’une decision divine car ≪ Dieu signifie la totale suppression de l’homme, son aneantissement, sa mise en question, son jugement124 ≫. L’emphase de Schmitt sur la decision fondatrice liee a ses theses sur la theologie politique est donc partiellement determinee par une epoque ou la philosophie et la theologie s’inspirent en grande partie de Kierkegaard et de la necessite de concevoir la foi individuelle comme un saut en vertu de l’absurde, une decision radicale de se supprimer devant Dieu pour paradoxalement recouvrer sa plus profonde singularite. Schmitt retranscrirait cela en terme secularise, car il faudrait suspendre la norme, reduire le droit au neant pour le voir revenir dans sa plenitude. En somme la position schmittienne de l’exception n’est pas hegelienne car elle ne pose pas une sorte de depassement de la norme dans une forme nouvelle. La negation de l’ordre juridique est une suspension et non une assomption, car ce qui est desire dans l’exception est le retour a la situation normale, mais aussi l’imposition d’un ordre et la prise de conscience que seul le souverain est maitre en derniere instance de l’application de la loi, ce qui insuffle a l’ordre juridique un caractere d’absolu contingence. Le souverain prend donc ici la place de Dieu dans une secularisation qui est en relation directe avec les dernieres evolutions de la theologie protestante et avec le schema de la relation entre foi et grace qui s’y trouve professe. 124 Rudolf Bultmann ≪ La theologie liberale et le recent mouvement theologique ≫, Foi et Comprehension, op.cit. p27
  • 45. 45 La theologie de la decision : Cette theologie de la crise a mis aussi en exergue la place de la secularisation a l’interieur de l’histoire du salut propre au christianisme, notamment a travers l’œuvre de ce meme Gogarten125 . Schmitt reconnait dans sa preface a la seconde edition de 34 de sa theologie politique que ≪ Parmi les theologiens protestants, Heinrich Forsthoff et Friedrich Gogarten notamment ont montre qu’en l’absence d’un concept de secularisation, il devenait tout simplement impossible de comprendre les derniers siecles de notre histoire. Assurement, dans la theologie protestante, une autre theorie, soi-disant apolitique presente Dieu comme le ≪ tout autre ≫, exactement comme pour le liberalisme politique, qui va de pair avec elle, l’Etat et la politique sont le ≪ tout Autre ≫. Entre-temps nous avons compris que le politique etait la totalite (das totale) 126 ≪ Dans ce passage nous pouvons trouver plusieurs affirmations distinctes : -Il reprend les theses de Gogarten qui fondait pourtant son concept de secularisation sur le dogme protestant sola fidei 127 . -Il existe une homologie entre une conception theologique, le Dieu comme Tout Autre et le liberalisme politique qui fournit a l’Etat une semblable alterite radicale. -Le liberalisme echoue car l’Etat devient totalisant et actualise ≪ l’ubiquite potentielle du politique ≫ dans le concept d’Etat total que nous developperons plus bas. -Enfin il oppose Gogarten a ce qui nous semble etre Karl Barth, auquel on associe communement la conception de Dieu comme Tout Autre128 et le refus de toute theologie politique, cela a la suite de sa reprise du theme kierkegaardien d’une difference qualitative infinie entre Dieu et l’homme et d’une lecture renouvelee de Romains XIII 129 . Ces affirmations sont sujettes a discussions et reposent d’abord sur sa sympathie envers deux theologiens qui furent des sympathisants du nazisme. Gogarten etait membre du mouvement des Chretiens allemands qui opera la nazification de l’eglise protestante et 125 Troeltsch qui est membre de l’ecole de la theologie liberale resume cette conception ≪ Les adeptes du christianisme doivent apprendre a considerer le monde moderne comme ne et eleve par ses propres soins; et ses ennemis doivent se rendre compte que, s’il est possible d’eradiquer le christianisme en certaines circonstances, il est impossible de l’eradiquer totalement du monde moderne ≫. Cite par Rosino Gibellini, Panorama de la theologie au XXe, op.cit. p140 126 Carl Schmitt, Theologie politique, op. cit. p 12 127 Rosino Gibellini, Panorama de la theologie au XXe siecle, op. cit. p139-153 128 Sur ce sujet Schmitt ecrivait dans une note du Glossarium du 5 juillet 1950 : ≪ - Dieu, le tout- autre? Dieu est le tout identique, Dieu est moi ≫.≪ Gott das ganz Andere? Gott ist das ganz identische; Gott ist Ich ≫ Carl Schmitt, Glossarium : Aufzeichnungen der Jahre 1947-1951, op. cit. 129 Sur ce point du refus barthien de la theologie politique. Jean-Claude Monod, ≪ Destins du paulinisme politique : K.Barth,C.Schmitt, J.Taubes ≫, op.cit. p 114-117. Karl Barth, l’Epitre aux Romains, op.cit. p 449-463. Barth ecrit ≪ Le divin ne doit pas etre politise et ce qui est humain ne doit pas etre theologise, meme en faveur de la democratie et de la social-democratie ≫
  • 46. 46 Forsthoff ecrivit avec son frere Ernst, eleve de Carl Schmitt et theoricien de l’etat total, une contribution a un ouvrage qui tentait en 1932 d’esquisser les contours du national- socialisme130 . De plus, l’opposition simplificatrice de la theologie liberale et de la theologie de la crise est bien plus complexe : Selon Bultmann, il existe sans aucun doute une distance qui separe la theologie dialectique et la theologie liberale caracterisee par l’attention portee a Dieu au detriment de l’homme et par sa methode historico-critique, cette derniere posant la question d’une theologie scientifique qui pourrait reconstruire objectivement la foi en Jesus Christ. Mais le commentaire de Barth de l’Epitre aux Romains se situe dans la continuite de Schleiermacher et d’Otto, auteurs incontournables dans toute etude de la theologie liberale, en particulier de cette question de Dieu comme Tout-Autre131 . De plus, cette conception de Dieu, pretendument liee au liberalisme et opposee a la position de Gogarten, est presente dans l’œuvre de ce dernier. Ermanno Arrigoni dans sa these sur Gogarten, suggere qu’il critique la theologie liberale car elle ne s’interesserait pas a Dieu mais a l’homme, ≪ son Dieu serait un Dieu de l’homme; l’homme serait divinise. La declaration fondamentale que Dieu est le ≪ tout-autre ≫ et que l’homme ne le rencontre seulement que s’il s’annule avec toutes ses possibilites, signifie la suppression radicale de la theologie liberale132 ≫. 130 Armin Mohler, La Revolution Conservatrice en Allemagne 1918-1932, Puiseaux, Pardes, 1993, p 350. Sur l’implication politique de Gogarten et Ernst Forsthoff, Ibid. 219, Emmanuel Faye, Heidegger : l’introduction du nazisme dans la philosophie, op.cit. p144-146 ou Faye rappelle que Ernst Forsthoff est le premier editeur du discours de rectorat d’Heidegger qu’il fit suivre dans un recueil d’un tract antisemite. 131 Schleiermacher refuserait cette conception de Dieu au nom de son caractere absolu paradoxalement plus proche de Schmitt alors qu’Otto se situe ≪ dans la meme situation theologique que la protestation de Barth, de Gogarten et de leur cercle ≫ car ≪ au fondement de sa conception du ≪ sacre ≫ il y a l’intention de situer l’essence du divin par-dela la sphere du rationnel et de l’ethique ≫. Rudolf Bultmann, ≪ La theologie liberale et le recent mouvement theologique ≫, Foi et Comprehension, op.cit. p31. Cette pensee est limitee car elle positionne la foi dans la conscience, dans l’intimite psychologique du sentiment, alors que la theologie dialectique ne considere jamais la foi comme acquise, mais comme une dynamique, un paradoxe nous rappelant constamment la contingence absolue de la grace divine. La critique de Bultmann ressemble a celle qu’opere Giorgio Agamben dans Homo Sacer I et II. Le penseur italien critique la these de R. Otto sur le sacre qui entreprend de reduire l’experience religieuse a une experience sensorielle de l’ordre ≪ du frisson et de la chair de poule ≫. Agamben poursuit dans Homo Sacer II sa critique des concepts des theologiens de Marburg qui ≪ pour mener une juste comprehension du divin, renvoie en derniere analyse aux spheres les plus obscures de la psychologie ≫ Le penseur italien reitere alors l’argument classique avance contre la theologie liberale en lui reprochant d’avoir perdu ≪ toute experience de la parole revelee ≫. Giorgio Agamben, Homo Sacer I (le pouvoir souverain et la vie nue), op. cit. p88, Giorgio Agamben, Etat d’exception, op. cit. p 112 132 Ermanno Arrigoni, Alle radici della secolarizzazione : la teologia di Gogarten, Turin Marietti,1981, p 21
  • 47. 47 Enfin, la theologie liberale n’est en aucun cas apolitique car elle repose sur ≪ l’idee selon laquelle il faudrait tirer de la foi des ideaux determines en vue de l’action en ce monde ≫ et, de ce fait, elle s’inscrit alors dans la promotion du socialisme ou du pacifisme. Bultmann repond pour la theologie dialectique, que de toutes les manieres, l’opposition entre Dieu et l’homme est si radicale qu’elle ne peut etre comblee par l’action humaine, seul Dieu peut par son intervention miraculeuse franchir la separation qui eloigne l’homme de lui. La raison en est le peche qui inonde le monde et rend impossible toute confusion entre la cite de l’homme et la cite de Dieu. Le raisonnement est semblable chez Schmitt qui fait du peche originel le fondement de sa conception du politique. Nous sommes alors confrontes au paradoxe d’une theologie politique qui recuse toute theologie politique au sens de la realisation d’une promesse divine sur terre133 . Cette position est liee comme nous allons le voir plus bas a une reprise de la radicalite de la conception protestante du peche originel. Cette proximite apparente de Carl Schmitt avec le protestantisme134 est notamment soulignee par Heinrich Meier et transparait dans sa presentation du decisionnisme dans Les Trois Types de Pensee Juridique, Schmitt poursuit ses paralleles theologico-politique en pensant le souverain comme un Dieu face au chaos, qui creerait l’ordre dans sa decision. Il renvoie a Tertullien et au dogme de l’infaillibilite papale mais surtout a Calvin auquel il reprend son concept de predestination supralapsaire ≪ la decision totalement gratuite, contingente voire arbitraire que prend Dieu, de donner sa grace a quelques uns ≫135 . 133 Carl Schmitt, La notion de politique, op.cit., Ch VII, p101-114 134 Selon John P.Mackormick ≪ Schmitt etait certainement un catholique croyant au debut des annees 20, ecrivant frequemment dans la presse catholique mais ne s’etant jamais joint au parti catholique (Zentrum). Il a ete excommunie par l’eglise en 1926 du fait des complexites de sa situation conjugale ≫ Apres cela, son amertume grandit jusqu’a affirmer en 1938 ≪ si le pape excommunie une nation alors il ne fait que s’excommunier lui-meme ≫ Apres la guerre, son attitude change, il ecrit : ≪ Je suis aussi catholique que l’arbre est vert (…) Je suis catholique non seulement par confession, mais plutot par extraction –si je suis autorise a le dire, racialement ≫ John P. McCormick, Carl Schmitt’s Critique of Liberalism :against politics as technology, Cambridge, New York, Cambridge university press, 1997, p36-37 135 Carl Schmitt, Les trois types de pensee juridique, Paris, Puf, 1995. p83 Ce concept de grace est fondamental pour Schmitt comme il l’explique dans une lettre a Julien Freund du 16 decembre 1965; ≪ Je me sens hante par le probleme de la legitimite charismatique dans la sociologie de Max Weber. J’en ai decouvert les origines et la racine. Il s’agit d’une piece de la theologie lutherienne. La racine; Rudolf Sohm et sa doctrine en consequence, selon laquelle toute foi chretienne est essentiellement spirituelle, charisma, pure grace; tout droit (…) est incompatible avec la veritable religion chretienne. Schmittiana t IV, Duncker und Humblot, Berlin, 1994, p 58. cite par Jean-Claude Monod, La querelle de la secularisation, op.cit. p 119 Schmitt de se demander contre Peterson si ≪ en fin de compte, cette legitimite est-elle autre chose qu’un derive d’une theologie protestante secularisee (remontant a Rudolf Sohm ), une deformation d’une image theologique originelle. En effet dans le Nouveau Testament, la legitimite charismatique de l’apotre Paul demeure l’origine theologique de tout ce que Max Weber a pu dire en sociologue sur le theme du charisme ≫. Carl Schmitt, Theologie politique II, op.cit. p117-118. A propos de la critique
  • 48. 48 Dieu ne peut etre limite par des lois et se trouve assimile a la conception calviniste de Dieu comme ≪ lege solutus, ipsi sibi lex, summa majestas ≫, que l’on situe communement aux origines des theories modernes de la souverainete. Cette decision est celle de la grace (charisma) qui precede la foi dans le protestantisme. Le principe ≪ Sola Gratia ≫ est la marque de la subordination du salut humain a la grace divine136 . Dans le cas de l’exception si la grace est la decision de fonder un ordre juridique, la foi en retour se deploie dans ce a quoi la decision a donne la vie, c'est-a-dire dans la decision individuelle de la politique, dans la croyance dans une position anthropologique fondamentale (le peche originel) qui nous enchaine a la decision politique. Cette relation entre la foi et la grace est l’objet d’une etude dans Crainte et tremblement de Kierkegaard qui nous semble etre une des sources d’inspiration de l’exception de Schmitt mais aussi d’un essai magnifique sur le stade religieux de l’existence individuelle, sur le refus de s’inserer dans le systeme ethico-politique hegelien de la moralite concrete. La pensee de Kierkegaard differencie trois stades de l’existence : l’esthetique, l’ethique et le religieux137 . L’homme de l’esthetique vit dans l’immediatete, dans une fuite en avant ou ≪ il sacrifie tout a la recherche du plaisir immediat mais vit en realite dans la douleur 138 ≫. Sa critique du stade esthetique est articulee autour de son indifference, de ce que Schmitt qualifiait d’occasionalisme, qui se refuse a faire un quelconque choix, a prendre une decision. Le choix de l’estheticien n’est pas un veritable choix, une veritable confrontation avec l’alternative. Schmitt identifiait, en relation evidente avec le stade esthetique chez Kierkegaard, le romantisme a un occasionalisme metaphysique secularise. Dans cette philosophie notamment developpee par Malebranche, Dieu se situe en dehors de toute norme, de toute causalite objective. Dieu surpasse donc le monde qui n’est que l’occasion de montrer ≪ son efficience unique et supreme ≫. Schmitt deplore sa secularisation ou plus precisement sa subjectivation car le romantique s’arroge le pouvoir divin par le biais de l’eglise visible et du catholicisme par Sohm. Theodore Paleologue, Sous l’œil du grand inquisiteur, op.cit.p39-41 136 ≪ Comme il appelle a l’existence ce qui n’est pas, le creant a partir de rien (…) il sauve le pecheur sans presupposer de la part de ce dernier une quelconque initiative ou action par laquelle il pourrait contribuer a son salut ≫. Pierre Gisel, ≪ Predestination et providence ≫, Pierre Gisel dir. Encyclopedie du protestantisme,Paris, Puf, 2006 p1097 137 Les deux premiers stades sont l’objet du livre Ou Bien …ou Bien et le stade religieux de Crainte et tremblement qui nous occupe plus particulierement ici. 138 France Farago, Søren Kierkegaard l’epreuve de soi, Paris, Michel Houdiard Ed., 2007, p74
  • 49. 49 d’un transfert139 . Le romantique ne se decide jamais, n’opere jamais de veritable choix car chacune de ces actions n’est qu’un jeu, pure expression de son narcissisme et de son impossibilite a s’engager si ce n’est temporairement par pur occasionnalisme : ≪ Le romantique melange toutes les categories, il est incapable de distinction et de decisions nettes, de decisions indiscutables. Le romantisme politique n’est que pseudo-politique parce qu’il est sans serieux moral et sans energie politique≫140 . Chez Kierkegaard, l’homme de l’esthetique ne vit que dans le possible qu’il renouvelle sans cesse au gre de ses envies et ≪ dans la sphere imaginaire du possible, il n’y a pas de difference reelle entre l’art et la vie. Vivre esthetiquement, c’est imaginer ou rever sa vie dans un monde qui n’est que scene ou theatre141 ≫ L’estheticien differe toujours le veritable choix au profit de la profusion des possibles : ou bien pasteur … ou bien acteur …ou bien avocat … ou bien coiffeur … ou bien comptable. ≪ Ainsi s’ecoule ta vie, dit l’ethicien. Apres avoir perdu dix-huit mois dans ces considerations, apres avoir tendu toute la force de ton ame avec une admirable energie, tu en es au meme point142 ≫ Kierkegaard oppose alors le stade ethique au stade esthetique : L’ethique c’est la vie selon le general, selon les mœurs et les lois de la societe et trouve son expression la plus concrete dans le mariage, ≪ l’ethique est applicable a chaque instant. Il repose immanent en soi-meme143 ≫. Andre Clair suggere que la generalite de l’ethique est normative, elle impose des conduites, ≪ elle doit etre appliquee par chacun a chaque moment et dans chaque circonstance 144 ≫. Il existe donc une similarite entre ce que Kierkegaard qualifie d’ethique et ce que Schmitt appelle ordre juridique. Pour Kierkegaard, Abraham constitue la limite du stade ethique, ≪ une exception de l’existence universelle moyenne et quotidienne, une exception, en outre, a laquelle l’homme ne se resout que parce que Dieu l’y a destine pour constituer avec lui l’exemple de ce qu’est reellement le paradoxe de sa vie dans le monde145 ≫. L’exception prend ici un caractere fondateur qu’elle ne possedait pas dans la Repetition, qui est ecrit la meme annee. L’exception a laquelle Schmitt songeait probablement est celle que Kierkegaard expose dans Crainte et Tremblement a travers la personne d’Abraham. Cette transposition developpe la double modalite de la theologie politique que nous avons presentee 139 ≪ Le romantisme est un occasionnalisme subjective, le Sujet romantique traite le Monde comme un pretexte ou une occasion d’activite romantique ≫ Carl Schmitt, Romantisme politique, Paris, Ed.Valois, 1928, p30 140 Karl Lowith, ≪ Le decisionnisme occasionnel de Carl Schmitt ≫, op.cit., p19 141 Olivier Cauly, Kierkegaard, Paris, Puf, 1996, p 93 142 Søren Kierkegaard, Ou bien … ou bien,Paris, Robert Laffont, 1993, p506 143 Soren Kierkegaard, Crainte et tremblement, Paris, Rivages, 2000, p107 144 Andre Clair ≪ La pensee ethique de Kierkegaard : l’articulation entre norme et decision ≫,Kairos, n°10, 1997, p66 145 Hanna Arendt, La Philosophie de l’existence et autres essais, Paris, Payot, 2000, p 124
  • 50. 50 dans notre premiere partie. Schmitt opererait une secularisation mais aussi une identification systematique entre la relation entre la foi et la grace presentee par Kierkegaard et sa theorie de l’etat d’exception. Dans son livre Crainte et Tremblement, Kierkegaard exprime l’incommensurabilite de la relation de l’Individu a Dieu. Il prend pour exemple Abraham (genese 22) et le paradoxe de la foi qui l’a pousse a suspendre l’ethique en vertu de sa relation singuliere avec l’Absolu. Abraham veut sacrifier Isaac selon la volonte de Dieu et en faisant cela il contrevient aux commandements sociaux, il accomplit un innommable, et injustifiable infanticide. Nous ne pouvons pas comprendre ou imiter Abraham, le penseur danois y renonce. Il tente juste de formaliser la structure qui a pu rendre cela possible. Au dela de l’ethique, de la vie bourgeoise se trouve la resignation infinie, personnifiee par Abraham conduisant son fils vers la montagne146 . Au dela du renoncement se trouve la suspension teleologique de l’ethique en vertu de la foi. Abraham leve son couteau en possedant la foi que quoiqu’il arrive son fils lui sera rendu. Il oppose ainsi sa relation individuelle a l’absolu a la reprobation generale dont il pourrait etre l’objet. Il affirme alors avec force l’individu existentiellement compris, c'est-a- dire en dehors de tout lien avec le general mais dans un lien absolu avec l’Absolu. Nous sommes en face d’une disjonction decisive ≪ ou bien il y a paradoxe selon lequel l’individu, en tant qu’individu, est en rapport absolu avec l’absolu, ou bien Abraham est perdu ≫147 Ce cas limite nous informe sur l’exception mais aussi sur la regle ; Andre Clair affirme que ≪ La nature de l’acte ethique est determinee par le recours a un exemple qui met l’ordre ethique radicalement en question148 ≫. La transgression nous revele donc la signification de la loi. Cette suspension est temporaire car ≪ ce qui est suspendu n’est point perdu mais, au contraire, conserve dans ce qu’il y a de plus haut, son telos149 ≫ Le parallele avec la conception de Schmitt semble present car tout d’abord le fondement de l’ethique est transcendantal, ≪ c’est donc bien la vie sociale effective qui constitue le lieu 146 ≪ Le chevalier de la foi a clairement conscience de cette impossibilite, de sorte que la seule chose qui peut le sauver est l’absurde, et il le saisit par la foi. Il reconnait ainsi l’impossibilite et, au meme moment, il croit l’absurde; car, s’il s’imagine avoir la foi sans reconnaitre l’impossibilite avec toute la passion de son ame et de tout son cœur, alors il s’abuse lui-meme, et son temoignage est nul, puisqu’il n’a pas atteint la resignation infinie. ≫ Søren Kierkegaard, Crainte et tremblement, op.cit.p 97 147 Ibid., p203. Plus precisement ≪ le paradoxe de la foi consiste donc en ceci que l’individu est superieur au general, que l’individu(…) determine son rapport au general par le biais de son rapport a l’absolu, et non point son rapport a l’absolu par le moyen de son rapport au general. Le paradoxe peut aussi s’exprimer en disant qu’il y a un devoir absolu envers Dieu car, dans ce rapport du devoir, l’individu se rapporte comme individu, de facon absolue a l’absolu ≫. Ibid. p 130 148 Andre Clair, ≪ La pensee ethique de Kierkegaard : l’articulation entre norme et decision ≫, op.cit. p67 149 Søren Kierkegaard, Crainte et tremblement, p108
  • 51. 51 d’insertion de l’ethique, mais cette vie objective n’est ethique que si elle est reprise et assumee par un choix, le choix de soi comme acte de devenir un sujet moral150 ≫. C’est donc une decision qui se trouve a l’origine de l’ordre normatif lui-meme, decision qui peut se transfigurer en suspension, le sujet moral devenant alors un Individu. Ainsi, la suspension de l’ethique est liee a deux fondements, la foi en son retablissement, l’insondable solitude de celui qui l’accomplit. Le religieux rentre donc en contradiction avec l’ethique sans pour autant le nier. La transposition signifie que le souverain est le Dieu qui suspend l’ethique, le futur commandement qu’il donnera a Moise : tu ne tueras point, pour eprouver la foi d’Abraham. Il revient aussi sur la promesse faite a Abraham et a Sarah en decidant de reprendre l’enfant de la vieillesse. ≪ Ainsi Schmitt transpose ≪ la suspension teleologique de l’ethique ≫ de Kierkegaard de la sphere normale a la sphere politique – en accord avec les exigences de l’existentialisme politique151 ≫. Il developpe alors cette idee de l’identite entre exception et miracle que nous retrouvons lorsqu’Abraham se trouve etre l’objet d’une double decision de la part de Dieu. Une decision qui suspend ou reprend ce qui lui a ete donne et une decision miraculeuse qui retablit l’ethique en substituant Isaac par un belier. Ce qui est etonnant est qu’ici la foi se materialise comme une negation de sa propre relation au general, a l’ethique, elle est paradoxale car si elle ne laisse pas place au miracle, elle se trouve etre l’accomplissement d’un meurtre. La position de Schmitt est tout aussi paradoxale et relie d’une maniere assez floue, la foi et la grace. La grace est ici le miracle de l’exception qui peut fonder ex nihilo un ordre mais aussi le suspendre tel le Dieu d’Abraham. La situation critique de la theologie et de la philosophie releve alors d’une mise en exergue de la decision de la grace divine contre toute intervention ou ordre humain. Cette decision n’est en aucun cas une assomption mais une negation de ce qui existe dans le seul but de le voir renaitre, de le voir acceder a une vie proprement politique. Cette vie politique, cette foi dans l’ordre existant est irremediablement liee au dogme du peche originel et congedier le cas d’exception n’est pas un probleme politique ou juridique car ≪ la confiance ou l’espoir qu’on puisse reellement le supprimer dependent de convictions qui relevent notamment de la philosophie de l’histoire ou de la metaphysique.152 ≫ La theologie politique doit donc aussi etre entendue au sens que lui donne Heinrich Meier, elle est la foi dans une chute originaire qui engendre l’idee que ≪ la politique n’a finalement pas besoin de theologie pour atteindre un but, mais pour justifier sa necessite ≫. Elle est ≪ le 150 Andre Clair, ≪ La pensee ethique de Kierkegaard : l’articulation entre norme et decision ≫, op.cit. p78 151 Richard Wolin, ≪ L’existentialisme politique de Carl Schmitt et l’Etat total ≫ op.cit, p 63 152 Carl Schmitt, Theologie politique, op.cit. p17
  • 52. 52 bastion inexpugnable du politique≫. Schmitt doit necessairement convoquer la foi qui ≪ est la question a laquelle tout revient en fin de compte ≫ et alors ≪ le theologien politique se risque loin, jusqu’a un Ou bien … Ou bien qui exige que l’on decide pour la foi ou le chaos153 ≫. Il faut donc preciser que Schmitt ne se pose pas la question du juste et que sa decision de l’exception ou de la fondation de l’ordre n’est pas liee a un substrat axiologique ou theologique autre que la foi dans un pessimisme anthropologique. Il fait meme œuvre de blaspheme en considerant qu’un homme puisse posseder le pouvoir divin de creer a partir de rien. Il subvertit totalement le sens de la decision religieuse en entreprenant son anthropologisation de la grace divine et la destruction de sa totale dependance envers une finalite d’ordre theologique. Nous sommes alors devant le paradoxe d’une pensee qui s’inspire en grande partie des problematiques theologiques de son epoque sans jamais avancer la necessite de concretiser les imperatifs ethiques et religieux qui lui sont lies. Alors que Kierkegaard proposait a travers son etude du stade religieux de repenser une foi et une individualite en dehors de la mediation de l’eglise ou de l’Etat, Schmitt utilise la suspension teleologique de l’ethique pour livrer pieds et poings lies l’individu a la toute-puissance de l’Etat, transforme litteralement en Moloch sacrificateur. Ce nihilisme actif de la decision, pour paraphraser Karl Lowith, n’est pas pour autant la pure imposition d’un ordre depourvu d’injonction normative mais se trouve etre un nihilisme reactif construit autour d’une seule valeur, la mort. Dans cette theorie de la decision fondee sur l’angoisse, il rencontre Heidegger qui edifie une pensee similaire sur le plan existentiel. 153 Heinrich Meier, Carl Schmitt, Leo Strauss et la notion de politique : Un dialogue entre absents, Paris, Julliard, 1990, p85
  • 53. 53 b- La finitude du politique Le nihilisme de la decision : La question de la relation entre Carl Schmitt et Martin Heidegger est fondamentale dans notre recherche car elle eclaire d’une maniere inedite la dette d’Agamben a leur egard. Cette relation est d’abord d’ordre conceptuel mais prend aussi une facture historique a travers leur commun engagement pour le nazisme. Heidegger apparait ici comme le pendant philosophique du juriste Carl Schmitt. Nous pouvons donc nous etonner de voir Giorgio Agamben entreprendre une critique radicale de la democratie liberale en empruntant nombre de ses concepts a des universitaires compromis dans ≪ la mise au pas de l’universite allemande ≫. Giorgio Agamben a un usage different de ces deux auteurs, apparemment il reconnait la justesse de nombres de theses de Carl Schmitt mais se veut extremement critique a son encontre alors que l’influence de la philosophie d’Heidegger est bien plus forte et sous- tend nombre de ses propositions. Leur rencontre est l’objet d’une legende qui porte sur des echanges de lettres ou Heidegger inviterait Schmitt a prendre sa carte du NSDAP. Selon Heinrich Meier cette histoire est infondee car leur relation se resumerait a une seule lettre, datee du 22 aout 1933154 . Cette lettre est reproduite dans le livre d’Emmanuel Faye, Heidegger y remercie Schmitt de l’envoi de la troisieme version de la notion de politique ≪ qui contient une approche de la plus grande importance ≫ et le previent qu’il compte sur ≪ sa collaboration decisive lorsqu’il s’agira de reconstruire entierement de l’interieur la Faculte de droit dans ses orientations scientifiques et educatives ≫. Sa conclusion est empreinte d’une allusion manifeste a leur engagement pour le nazisme ≪ le rassemblement des forces spirituelles, qui doivent mener vers ce qui vient, devient toujours plus urgent ≫ qui est evidente dans sa derniere salutation ≪ Heil Hitler !155 ≫ Heidegger avait deja lu la notion de politique dans sa deuxieme edition et critiquera la conception schmittienne dans le seminaire de 34 et 35 intitule ≪ Hegel : sur l’Etat ≫156 . 154 Heinrich Meier, The lesson of Carl Schmitt : four chapters on the distinction between political theology and political philosophy, Chicago, University of Chicago press, 1998, p133-134. 155 Emmanuel Faye, Heidegger : l’introduction du nazisme dans la philosophie,op.cit p356 156 Ce texte n’est pas disponible dans une traduction francaise, ni dans une edition allemande, nous nous appuyons sur la recension de Jeffrey Andrew Barrash et de Emmanuel Faye. Jeffrey Andrew
  • 54. 54 Selon la recension de Jeffrey Andrew Barash, il opere ici une legitimation du regime nazi sous l’egide d’une comprehension de la philosophie hegelienne de l’Etat. Il evoque la notion de politique en reprochant a Schmitt de ne pas prendre en compte ce qu’il trouve chez les grecs, c'est-a-dire le politique comme ≪ notion d’existence essentiellement historique d’un peuple ≫. Ainsi ≪ il n’y a d’ami et d’ennemi que la ou il y a affirmation de soi. L’affirmation de soi prise en ce sens exige une conception historique determinee de l’etre historique du peuple et de l’Etat lui-meme(…) le politique apparait en consequence comme la relation ami/ennemi ; mais cette relation n’est pas le politique.157 ≫ Selon Faye et Barrash, la these de Heidegger n’est pas une refutation de Schmitt mais l’affirmation du caractere secondaire de son critere du politique. Avant la designation de l’ennemi se trouve l’affirmation par une entite de sa forme historiquement politique qu’elle soit un peuple ou une race. En somme, Heidegger reproche a Schmitt de concevoir le politique sous l’angle formel d’une decision en reaction a un ennemi, alors que Heidegger concoit cette decision comme substantiellement liee a une forme historique. Il lui reproche alors paradoxalement un formalisme dont il a lui-meme ete la proie a plusieurs reprises158 . Ce formalisme de Schmitt est a l’œuvre dans le decisionnisme juridique qui pense l’imposition d’un ordre normatif, peu importe sa substance, democratique, monarchique, socialiste ou fasciste. Ce qui importe est l’existence d’une decision, d’un ordre qui s’exprime aujourd’hui dans l’Etat. Il postule alors que ≪ la forme est l’essence de la loi ≫, Schmitt de s’interroger ≪ est-ce que la forme n’est pas l’essence de toutes choses ? C’est la loi elle-meme –sa visibilite, son externalite, sa visibilite"159 . Ainsi ≪ une constitution ne repose pas sur une norme dont la justesse serait la raison de sa validite. Elle repose sur une decision politique emanant d’un etre politique sur le genre et la forme de son propre etre. Le mot de ≪ volonte ≫ definit la nature essentiellement existentielle de ce fondement de la validite, par opposition a toute dependance envers une justesse normative ou abstraite 160 . Barash, Heidegger et son Siecle,Paris, Puf, 1995 p133-134, Emmanuel Faye, Heidegger : l’introduction du nazisme dans la philosophie, p531-536 157 Cite par Emmanuel Faye, Heidegger : l’introduction du nazisme dans la philosophie, op.cit. p531. 158 Barash remarque avec justesse que la critique de Heidegger est infondee car sa conception du politique se rapproche de celle de Schmitt car ≪ elle ne laisse aucune place a l’idee de verite historique en dehors de la toute-puissance brute de l’Etat158 ≫ et nait ≪ de l’occultation totale de la question de la validite universelle en tant que telle ≫. Jeffrey Andrew Barash, Heidegger et son Siecle, loc.cit. 159 Carl Schmitt, Glossarium : Aufzeichnungen der Jahre 1947-1951, op.cit. p 243 160 Carl Schmitt, La theorie de la constitution, p 212. Il ajoute ailleurs a propos de la norme ≪ A supposer que ce soit l’autorite competente qui ait pris une decision, voila qui rend la decision relativement, voire absolument, independante de la justesse de son contenu et met fin aux debats ulterieurs sur les doutes qui pourraient encore subsister ≫. Carl Schmitt, Theologie Politique, p41-42. Si nous ajoutions a cette phrase que cette decision est en accord avec les normes qui l’ont produites
  • 55. 55 Cette hypothese d’un formalisme schmittien est avancee par Karl Lowith ou Slavoj Zizek161 . Zizek l’impute a une sorte de desillusion conservatrice sur la modernite qui serait incapable de produire un accord sur les fins. Nous pouvons alors mieux comprendre l’assertion de Habermas qui affirmait que Schmitt est un disciple de Max Weber162 . La conclusion de la conference sur la vocation du savant concevait justement une vie ou se joue ≪ le combat eternel des Dieux ≫, ou l’impossibilite d’accorder nos conceptions du monde et nos valeurs les plus elevees nous place face a la necessite de ≪ se decider ≫.163 . Il s’agit de cette decision que Schmitt valorise sans pour autant avancer le contenu de cet acte. Comme Karl Lowith l’a montre, la position de Schmitt est dans sa theorie de la souverainete, un nihilisme actif et, selon nous, dans la theorie de la politique, un nihilisme reactif. Ce nihilisme actif est lie a une decision pure apparaissant ex nihilo et dotee d’une puissance quasi divine qui est decrite par Schmitt en ces termes : ≪ la decision souveraine est commencement absolu, et le commencement (y compris au sens d’arche) n’est rien d’autre qu’une decision souveraine. Elle jaillit d’un desordre concret et d’un neant normatif ≫164 . Il exalte la decision pour la decision sans se soucier de ce qui est decide, et retourne ainsi aux sources du Ou bien…Ou bien kierkegaardien ou la decision n’implique pas de choix mais la seule volonte de choisir165 . En somme la question des valeurs se trouve posee seulement apres l’imposition d’un ordre qui puisse permettre ce choix. Cette decision de la decision est vide de toute valeur autre que sa necessite existentielle. De la meme maniere la notion de politique presentait le politique comme un critere sans substance definie, sans valeur autre que la conservation de soi. Neanmoins, cette decision de la politique sous une apparence formelle influence necessairement la substance de l’entite politique car ce type de relation potentiellement violente appelle une organisation specifique nous pourrions mettre en exergue le commun formalisme du normativisme kelsenien et du decisionnisme schmittien. 161 Karl Lowith, ≪ Le decisionnisme occasionnel de Carl Schmitt ≫, op.cit. p24-25 Slavoj Zizek, ≪ Carl Schmitt in the age of post-politics≫, in Chantal Mouffe dir., The challenge of Carl Schmitt, London, Verso, 1999, p18-19 162 Catherine Colliot-Thelene, ≪ Carl Schmitt contre Max Weber, rationalite juridique et rationalite economique≫ in Le droit, le politique. Autour de Max Weber, Hans Kelsen, Carl Schmitt,op.cit p205 163 Max Weber, Le Savant et le Politique,Paris, 10-18, 2002, p114 164 Carl Schmitt, Les trois types de pensees juridiques, p83 165 L’ethicien affirme ≪ mon dilemme ne signifie surtout pas le choix entre le bien et le mal ; il designe le choix par lequel on exclut ou choisit le bien et le mal. Il s’agit ici de savoir sous quelles categories on veut considerer toute la vie et vivre soi-meme. Il est bien vrai qu’en choisissant le bien et le mal, on choisit le bien, mais cela n’apparait que par la suite ; car l’esthetique n’est pas le mal mais l’indifference, et c’est pourquoi j’ai dit que l’ethique constitue le choix. Il ne s’agit donc pas tant de choisir entre vouloir le bien ou le mal que de choisir le vouloir, par quoi encore le bien et le mal se trouvent poses ≫. Søren Kierkegaard, Ou bien…ou bien, op.cit. p508
  • 56. 56 de l’Etat en vue de la guerre. Cela nous fait penser que ce nihilisme (ce vide axiologique) est d’ordre reactif, la communaute politique devant sa forme a une menace venue de l’exterieur, a un ennemi qui la fait exister par reaction. De plus, une entite politique se fondant sur l’inimitie est potentiellement en perpetuel etat d’exception ce qui engendre une apprehension de la politique necessairement singuliere166 . En effet, nous pourrions penser qu’une telle conception du politique entendue comme ce qui peut potentiellement surgir a n’importe quel moment, et qui ordonne ainsi toute existence politique, ne peut etre considere comme une definition seulement formelle du politique. Un Etat sans cesse suspendu a l’horizon de sa destruction, se doit de preparer la guerre, de se trouver dans la position d’un individu dans l’etat de nature. Il vit alors dans une sorte d’etat d’exception permanent qui nous renvoie a la pensee d’Agamben. Ce dernier decelait justement dans l’anomie constitutive du pouvoir souverain, une sorte de pendant a cette pensee que l’Etat doit sans cesse se preparer a la guerre. Nous nous trouvons dans une situation similaire a celle decrite par Platon dans le Gorgias. Dans ce dialogue magnifique, Socrate repond a Callicles qui defend Themistocle et Pericles et leur bellicisme voue a la grandeur d’Athenes : ≪ certes ces hommes dit-on ont agrandi la ville, mais en fait, grace a leur politique, elle est devenue une cite toute enflee de pus –ce dont on ne se rend pas compte ! En effet sans jamais se demander ce qui etait raisonnable ou juste, ils ont gorge la cite de ports, d’arsenaux, de murs, de tributs, et d’autres vanites du meme genre ! 167 ≫ En somme la politique de Schmitt s’applique a un Etat belliciste qui ne peut acquerir son existence qu’a travers un ennemi qui lui donne sa forme168 . De la meme maniere, la quete effrenee d’une homogeneite sociale a l’interieur des totalitarismes a produit l’idee qu’il fallait 166 Cela nous renvoie a la critique faite par Platon, de ceux qui veulent a tout prix etendre la cite et qui concoivent la politique comme essentiellement belliqueuse. Cette critique est entreprise dans Les Lois lorsque l’athenien critique la constitution cretoise et donc la ville de Sparte. Clinias le cretois possede des vues proches de celle de Schmitt, il dit a l’athenien ≪ De fait, par nature, toutes les cites soutiennent en permanence une guerre non declaree contre toutes les autres. L’idee centrale du cretois est que le postulat d’une confusion entre l’existence politique d’un peuple et la possibilite de lutte est le fondement de l’organisation de la societe. Au contraire l’athenien affirme a Clinias que le meilleur est que le legislateur, le souverain ait en vue la reconciliation, la paix et l’amitie, pour cela il doit d’abord se tourner sur l’interieur pour eviter tout inimitie, l’athenien refuse a celui qui tourne son regard vers l’exterieur le titre de politique. Platon souligne que la constitution d’une unite politique sur la guerre ou meme sa possibilite amene une degenerescence rapide d’un regime incapable de vivre en paix. Platon, Les lois, 625c -631a 167 Platon, Gorgias,Paris, GF, 1987, 168 Schmitt ecrit ≪ l’ennemi est notre propre remise en question personnifiee. Si notre propre personnalite est definie sans equivoque, d’ou vient alors la dualite des ennemis ? L’ennemi n’est pas une chose a eliminer pour une raison quelconque et a cause de sa non valeur. L’ennemi se tient sur le meme plan que moi. C’est pour cette raison que j’ai a m’expliquer avec lui dans le combat pour conquerir ma propre mesure, ma propre limite, ma forme a moi.≫ Carl Schmitt, ≪ La theorie du partisan ≫ in la notion de politique, op.cit. p295
  • 57. 57 designer un ennemi dont il faudrait ≪ purifier ≫ la societe. Comme l’ecrit Claude Lefort, ≪ La production du social, du nous, ne peut se faire qu’a travers la production de l’autre de l’antisocial(…) L’operation qui affirme l’un requiert celle qui supprime l’autre169 ≫ Schmitt nous semble donc exprimer l’esprit du totalitarisme nazi en subordonnant la formation d’un groupe politique a la designation d’un ennemi. Il promeut ainsi un Etat entierement tourne vers la guerre et fondant la politique sur l’existence potentiel d’un ennemi mais surtout sur la peur de l’annihilation, sur une conscience radicale de la finitude de l’existence. En faisant cela, il s’inscrit encore dans la philosophie existentielle qui pose la contingence et la finitude comme les premieres modalites d’une apprehension de soi-meme. C’est aussi le cas de Heidegger qui pensait qu’une vie authentique ne pouvait se deployer qu’a la faveur d’une prise en compte radicale de son ≪ etre-vers-la-mort ≫. Richard Wolin souligne que leur cas n’est pas isole, qu’ ≪ une veritable metaphysique de la mort prend alors naissance en Allemagne, et fait de celle-ci l’aboutissement existentiel de la vie humaine elle- meme170 ≫. Sous cette emphase de la mort se dissimule une angoisse essentielle qui donne sa consistance au politique et a l’existence individuelle. L’angoisse n’est pas dans ce cas, le signe de notre liberte, mais la principale modalite de notre assujettissement au pouvoir souverain. La politique de l’angoisse : Le traite le plus systematique sur l’angoisse est l’œuvre de Kierkegaard171 . Son etude possede la specificite de reposer sur la question du peche originel de la meme maniere dont Schmitt articulait sa theorie politique autour de la chute de l’homme172 . Le peche est mentionne dans l’epitre aux Romains V, 12 : ≪ Par un seul homme le peche est entre dans le monde. Et par le peche la mort, et qu’ainsi la mort a passe en tous les hommes, situation dans laquelle tous ont peche ≫. Selon l’interpretation de Karl Barth, la mort serait devenue la loi supreme de notre monde, elle regirait ce dernier a travers les principes de negation et de 169 Cite par Esteban Molina, Le defi du politique (totalitarisme et democratie chez Claude Lefort ), L’Harmattan, Paris, 2005 170 Richard Wolin, ≪ L’existentialisme politique de Carl Schmitt et l’Etat total ≫, op.cit, p 60 171 Søren Kierkegaard, Le concept d’angoisse,Paris, Gallimard, 1990 172 ≪ L’angoisse, condition prealable du peche originel et moyen retrograde d’en expliquer l’origine ≫. Ibid. p 206
  • 58. 58 destruction173 . St Augustin le theorise avant meme sa controverse avec Pelage, il affirme que le peche originel cause un chatiment temporel (la mort et la convoitise ou concupiscence) et eternel (separation avec Dieu). Le peche se transmet sexuellement a travers la concupiscence, qui est la propension a jouir des biens terrestres, en particulier des plaisirs sensuels174 . L’importance de cette question pour Schmitt est decelable dans plusieurs de ses ouvrages. Dans Catholicisme romain et forme politique publiee en 1923, il affirme que la question politique fondamentale repose sur une opposition anthropologique, l’antithese de l’homme ≪ mauvais par nature ≫ et ≪ bon par nature ≫ qui s’affirme d’une maniere bien plus radicale que ne peut l’enoncer le dogme tridentin, cree lors de la contre-reforme 175 . En effet, au concile de Trente, la reponse catholique au protestantisme s’articule autour de la conception d’un homme seulement blesse et rendu vulnerable par le peche qui le prive de la justice divine, alors que le protestantisme croyait en ≪ une depravation totale de l’homme ≫ et en son impossibilite d’utiliser son libre arbitre, ce qui est bien plus proche de la conception qu’expose Schmitt dans le chap. IV de la Theologie politique ou le chap.VII de la Notion de politique. Dans ce dernier chapitre, il suggere que la question de la nature de l’homme est fondamentale pour juger de la teneur politique d’une theorie. Il oppose l’anarchisme et le liberalisme, qui se confondent dans l'hypothese d’un homme bon et les ≪ theories politiques veritables qui postulent un homme corrompu ≫. Le lien entre theologie et politique se trouve alors dans un commun substrat, la chute de l’homme, le peche originel, qui eclaire la ≪ correlation de methode entre postulats theologiques et postulats politiques176 ≫. Il se placerait dans la lignee de Hobbes ou Machiavel qui n’oublieraient jamais ≪ le fait concret, existentiel, d’un ennemi possible ≫. La critique de Strauss est exemplaire et prend sa source dans une lecture liberale de Hobbes177 et s’appuie precisement sur cette question du peche originel. Chez Hobbes il semble que le mal soit innocent, qu’il soit semblable a celui des animaux, c'est-a-dire qu’il soit mu par des instincts (faim, appetits, peur, jalousie). Il nie donc le peche car ≪ il ne reconnaissait aucune obligation primaire de l’homme qui aurait precede la pretention a un droit legitime178 ≫. 173 Karl Barth, L’epitre aux Romains, op.cit. p 160 174 Laurent Sentis, ≪ Le peche originel ≫, in Jean-Yves Lacoste dir. Dictionnaire critique de theologie, op.cit. p881-883 175 Carl Schmitt, Roman catholicismand politicalform, Westport, Greenwood, 1996, p 9 176 Carl Schmitt, La notion de politique, op.cit. p 109 177 Leo Strauss, ≪ Remarques sur la notion de politique ≫, in Carl Schmitt, Parlementarisme et democratie, op.cit. p206 178 Hobbes ecrit qu’il n’incrimine pas la nature humaine ≪ les desirs et les autres passions de l’homme ne sont pas en eux-memes des peches. Pas davantage ne le sont les actions qui procedent de ces
  • 59. 59 Schmitt affirme la realite d’une mechancete morale, fruit d’une nature corrompue qu’il emprunte directement au christianisme et plus precisement a la reforme. Schmitt en radicalisant la decheance de l’homme, en accentuant sa malignite, suit le chemin deja ouvert par Donoso Cortes. Il ne s’agit pas selon Schmitt d’un point de vue dogmatique qui le rapprocherait des lutheriens mais d’une assertion purement anthropologique, dans le cas de Cortes ≪ son mepris des hommes ne connait plus de limites ; leur entendement aveugle, leur volonte infirme, les elans risibles de leurs desirs charnels lui semblent si minables que tous les mots de toute les langues humaines n’y suffisent pas pour exprimer toute la bassesse de cette creature ≫ 179 . Par consequent, la foi dans le peche originel donne la polarite belliciste et pessimiste de la politique chez Schmitt, en d’autres mots nous ne pouvons sortir du politique car nous sommes des etres irremediablement dechus. En revanche, dans le cas de Kierkegaard, le peche originel engendre une angoisse qui prend figure d’ouverture a la liberte. Kierkegaard commence son investigation sur l’angoisse par une etude de la relation entre le peche d’Adam et notre peche. Il suggere qu’Adam aurait introduit dans le genre humain ce qu’il qualifie de peccabilite, l’angoisse etant a l’origine de cette transgression. Confronte au neant de sa liberte de choisir, l’homme s’est angoisse et a eprouve sa liberte face aux possibles, mais au meme moment il s’est confronte a l’angoisse de sa culpabilite, qui est l’anticipation de la possibilite de la transgression. Lorsque Dieu dit a Adam ≪ Tu ne mangeras pas des fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ≫ il interdit quelque chose, ce qui va avoir pour effet une angoisse liee a la possibilite de la liberte de transgresser l’ordre divin. Une fois le peche accompli, il se trouve encore face a un neant car le peche n’est pas materiel mais privatif, ce que Kierkegaard qualifie de ≪ realite sans subsistance 180 ≫, la concupiscence elle-meme n’etant pas la substance du peche mais son chatiment. Ce neant est la privation de la justice divine, son entree dans le monde de la finitude, ou la mort est la seule loi. Le peche est donc constitutif de notre existence en ce qu’il se definit comme la cause d’une separation ontologique, d’une difference qualitative infinie avec Dieu mais aussi comme la possibilite de notre liberte. L’angoisse n’est donc pas la crainte comme l’affirme a leur tour Heidegger ou Sartre, elle se definit justement par l’absence d’objet et par un passions, tant que les hommes ne connaissent pas de loi qui les interdise ; et ils ne peuvent connaitre de lois tant qu’il n’en pas ete fait ≫ Thomas Hobbes, Le Leviathan, op.cit., p 125 179 Carl Schmitt, Theologie politique, op.cit p 67 180 Søren Kierkegaard, Le concept d’angoisse, op.cit. p 215
  • 60. 60 rappel, celui de la liberte concue comme confrontation au neant, ≪ l’angoisse est la realite de la liberte comme possibilite offerte au pouvoir≫. L’angoisse est ≪ le vertige de la liberte ≫ qui correspond a l’image de l’homme devant un neant insondable, qui etymologiquement le serre ou l’etrangle. Comme le souligne Sartre dans l’Etre et le neant ce n’est pas le precipice que l’homme craint mais la possibilite de s’y jeter car ≪ si rien ne me contraint a sauver ma vie, rien ne m’empeche de me precipiter dans l’abime181 ≫. La difference entre la peur et l’angoisse repose dans cette apprehension du comportement subjectif. Selon l’exemple de Sartre, un homme ruine aura peur de la pauvrete mais s’angoissera quand il se demandera que faire, quand il introduira sa liberte a l’interieur d’une situation subie. Sartre ecrit plus loin que ≪ dans l’angoisse la liberte s’angoisse devant elle-meme en tant qu’elle n’est jamais sollicitee ni entravee par rien182 ≫. A cette liberte absolue de l’existentialisme athee s’oppose selon le penseur danois la necessite d’une resolution ou en tout cas du depassement de l’angoisse par la foi qui annihile les possibles, les pose dans une relation avec une transcendance absolue183 . Mais le salut pose comme possibilite enchainant les possibles parviendrait a combattre l’angoisse sans y mettre toutefois fin, ≪ d’une part la continuite du peche est le possible qui nous angoisse ; de l’autre la possibilite du salut est un neant que nous souhaitons et redoutons a la fois 184 ≫. Cet affect est donc une sorte d’echappatoire au fini, il est la necessaire contrepartie de la foi car il est le fruit de notre statut intermediaire entre le fini et l’infini. Alors que le desespoir est le peche en tant que privation ou multiplication du possible, l’angoisse s’y mele pour figurer notre liberte et nos possibilites ordonnees a Dieu. Un vertige nous prend face a tout ce qui s’offre a nous, le meilleur comme le pire. L’angoisse est alors un etat et non une notion que l’on puisse delimiter, elle est par essence insaisissable hormis a travers sa concretisation dans un individu, elle est un antidote a la finitude en ce qu’elle nous enseigne qu’il y a une infinite de possibilites des plus agreables aux plus terribles185 . Cette conception de l’angoisse est radicalement chretienne car elle pose l’existence humaine comme obscurcie par le peche, dechue. Neanmoins le peche est une chance car il nous permet d’apporter une comprehension 181 Jean-Paul Sartre, L’Etre et le neant,Paris, Gallimard, 1943, p 67 182 Ibid., p 70 183 L’angoisse peut aussi laisser place au desespoir qui nait d’une profusion infinie ou d’une misere abyssale de possibles et qui ne peut s’eteindre que dans la foi qui ordonne le possible a un devoir absolu envers Dieu. Søren Kierkegaard, Le traite du desespoir,Paris, Gallimard, 1949, p98-108 184 Søren Kierkegaard, Le concept d’angoisse, op.cit. p215 185 ≪ L’homme forme par l’angoisse l’est par le possible, et seul celui que forme le possible l’est par son infinite. C’est pourquoi le possible est la plus lourde des categories(…) dans la possibilite tout est egalement possible, et l’homme eleve par elle, en a saisi l’horreur au moins aussi bien que les appels souriants ≫. Ibid. p 329
  • 61. 61 a notre angoisse, de positionner cet affect comme le resultat de notre separation avec Dieu, de notre privation de sa justice et donc de nous confronter a un depassement de la possibilite car ≪ ce n’est qu’a l’instant ou le salut est pose comme une realite que cette angoisse est surmontee186 ≫. En revanche une lecture athee nous inciterait a concevoir l’homme comme precisement capable d’etre le debut de la possibilite, l’initiateur de quelque chose de totalement nouveau dans l’hypothese ou le domaine du possible ne connaitrait aucune limite. On trouve une transfiguration politique de cette idee dans la philosophie d’Arendt. Elle ecrit, dans Qu’est ce que la politique, qu’a certains moments, le present parait a ce point immuable qu’il semble deraisonnable d’attendre un quelconque changement dans l’ordre des choses. Nous ne pouvons alors esperer qu’un miracle ≪ decisif ≫, une intervention exterieure pour troubler l’ordre politique187 . Ce terme n’a rien de religieux pour Arendt car la vie n’est pas causalement explicable du fait de l’impossibilite de determiner la cause efficiente, Dieu, ce qui rend existentiellement possible une liberte d’agir (au-dela du libre arbitre) qui prend le sens d’une fondation, d’un commencement, d’une arche (pouvoir qui fonde). Cette derniere, etrangement semblable a la decision schmittienne est pourtant radicalement differente d’un point de vue axiologique. De plus, pour Arendt, la rupture avec l’ordre des choses, avec l’idee que la realite ne pourrait etre autrement, est le fait de l’homme, des hommes dans leur capacite a agir et donc a mettre en jeu leur liberte en dehors des determinations causales188 . Dans une certaine mesure, une pensee existentielle peut donc avoir pour consequence une pensee politique de la liberte, du changement radical car elle postule que le pouvoir du possible est infini, qu’il est une angoisse mais aussi une benediction. Ce n’est pas le cas de la reappropriation schmittienne du concept d’angoisse qui ne met pas l’accent sur la liberte mais sur le peche. De plus, la place de la liberte est inexistante dans la pensee politique de Schmitt car, selon toute vraisemblance, son absolutisation prendrait a ses yeux des accents luciferiens. Dans son livre sur la notion de politique, il reprend des termes de Kierkegaard en posant une apprehension existentielle de la finitude ; neanmoins, son utilisation du terme d’ ≪ existentiel ≫ est bien plus proche de la facticite brute (en dehors de toute ontologie ou theologie) de Sartre que de l’existence ordonnee a Dieu de Kierkegaard. Schmitt ecrit : ≪ La guerre, les hommes qui se battent pret a mourir, le fait de donner la mort a d’autres hommes qui sont, eux, dans le camp ennemi, rien de cela n’a de valeur normative, il s’agit, 186 Ibid. 215 187 Hanna Arendt, Qu’est ce que la politique, Paris, Seuil, 1995, p 63-72. 188 ≪ Si le sens de la politique est la liberte, cela signifie que nous avons effectivement le droit d’attendre un miracle dans cet espace et dans nul autre ≫ Ibid. p72
  • 62. 62 au contraire de valeurs purement existentielles, inserees dans la realite d’une situation de lutte effective contre un ennemi reel, et qui n’ont rien a voir de quelconques ideaux, programmes ou abstractions normatives189 ≫. Il utilise donc le terme d’existentiel pour designer la modalite irreductible d’une communaute politique qui n’est qu’a travers son existence concrete. Une existence qui s’exprime dans la possibilite de la designation de l’ennemi et cela en dehors ≪ de toutes fictions et abstractions normatives ≫. Une existence politique se definit alors sous la modalite du possible, une entite devenant politique quand elle acquiert ce possible. De la meme maniere que l’existence du sujet chez Kierkegaard se fondait sur la contingence et la finitude, ici l’existence politique possede toujours la mort comme possible. Car la relation ami /ennemi est ≪ la negation existentielle d’un autre etre ≫ la potentialisation de sa destruction. Enfin le domaine des possibles etait delimite par Dieu chez Kierkegaard, ici il se trouve fonde et delimite par la possibilite de la mort violente. Par consequent, la distinction entre le possible et le reel constitue le pivot majeur de l’argumentation existentielle de Schmitt. La guerre n’est pas desirable ni condamnable et ne constitue pas la fin du politique mais seulement sa possibilite ultime qui lui donne sa qualite ou son identite. De plus, comme possibilite ultime de l’existence politique, elle trouve sa fin possible dans la mort de l’unite politique et de ses sujets. La question de l’angoisse est aussi presente chez Heidegger et se trouve au centre de sa pensee de la decision. Tout d’abord nous avons vu que Heidegger inserait le Dasein dans une existence ≪ factice ≫ dans le sens d’un etre-jete, ordonne a une ouverture essentielle a l’Etre. Cependant, ce Dasein ne peut devenir authentique, Schmitt dirait politique, qu’a la faveur d’une resolution qui prend pour prealable, la conscience de sa propre finitude. Cette authenticite figure un mouvement d’arrachement du Dasein au monde du On. Le On est notre existence quotidienne, qui se deroule sous l’emprise d’autrui et qui permet une depersonnalisation. ≪ Je pense comme on pense ≫, On est alors ≪ l’individu gregaire de la quotidiennete190 ≫ car, dans ce cas, ≪ le Dasein se tient, en tant qu’etre-en-compagnie des autres. Il n’est pas lui-meme ; l’etre, les autres le lui ont confisque191 ≫ Le On est donc un principe de nivellement et de reproduction des desirs, des plaisirs, des souffrances a l’identique et se trouve etre le domaine du divertissement, employe au sens pascalien pour detourner l’homme de la conscience de sa finitude. Selon Leo Strauss, ce divertissement est aussi denonce par 189 Carl Schmitt, La notion de politique, op.cit. p 90 190 Jean-Marie Vaysse, Le vocabulaire de Heidegger, op.cit. p39 191 Martin Heidegger, Etre et temps, op.cit. p169
  • 63. 63 Schmitt quand il ecrit ≪ quand meme la simple eventualite d’une discrimination ami/ennemi aura disparu, il n’y aura plus que des faits sociaux purs de toute politique : ideologie, culture, civilisation, economie morale, droit, arts, divertissement. Etc. Mais il n’y aura plus ni politique ni Etat 192 ≫. Strauss etudie la strategie discursive de Schmitt et decele dans ce terme de divertissement, l’affirmation par Schmitt d’un domaine du serieux, le politique, oserions-nous dire de l’authenticite, qui s’oppose a tout le reste qui peut se transformer en divertissement193 . Face a cette inauthenticite, se dresse la decision politique ou existentielle qui nous rappelle a notre condition, a cette angoisse qui se caracterise par son caractere d’instant et non de permanence, a ce moment ou tout perd sa stabilite et ou le sujet s’engage dans un processus d’individuation radicale194 . Heidegger s’oppose a tout occasionalisme en donnant a la resolution l’accent d’une decision creatrice devoilant la possibilite et lui donnant dans son deploiement une forme definie. Ainsi ≪ Ce serait se meprendre completement sur le phenomene de la resolution que d’aller s’imaginer qu’il consiste uniquement, face a des possibilites qui se presentent et auxquelles on est invite, a les accueillir pour s’en emparer. Il n’y a justement que la decision pour projeter et determiner en la decouvrant la possibilite qui est chaque fois factice195 ≫. La decision est ce qui nous permet de depasser l’etre-vers-la-mort car, sans elle, ce dernier ≪ deduit existentialement comme propre pouvoir-etre–entier, en reste encore a une pure projection existentiale a laquelle manque l’attestation procedant du Dasein196 ≫. Elle signifie alors un jalon vers l’authenticite, un ≪ se-laisser-convoquer hors de la perte dans le On197 ≫ De la meme maniere, la pensee de Schmitt trouve son aboutissement et sa signification dans la pensee de l’impossibilite de la possibilite, en d’autres mots la mort. C’est seulement 192 Carl Schmitt, La notion de politique, op.cit. p 95 193 Leo Strauss, ≪ Remarques sur la notion de politique ≫, in Carl Schmitt, Parlementarisme et democratie, op.cit., p207 Christian Von Krockow rapproche la critique du parlementarisme chez Schmitt et celle du On chez Heidegger, en tant qu’ils sont des instances du bavardage et de l’indecision. Cite par Richard Wolin, La politique de l’Etre : la pensee politique de Martin Heidegger, Paris, Kime, 1992, p 72 n.65 194 L’angoisse appelle donc une decision/resolution car ≪ garder le silence, se garder pret a affronter l’angoisse et se projeter ainsi sur l’etre-en-faute le plus propre- nous l’appelons la resolution ≫ Martin Heidegger, Etre et Temps, op.cit. p355 195 Ibid, p357 196 Ibid. p 360 197 Heidegger a transpose ce concept de decision dans ses discours prononcees notamment en 1933 ou il ecrit a propos de l’engagement dans le destin du renouveau allemand ≪ Nous sommes decides, et nous connaissons ce que presuppose cette resolution. Cela implique deux choses : la disponibilite a aller jusqu’au bout du possible et la camaraderie jusqu’a la derniere extremite. C’est dans une telle resolution que nous allons maintenant nous remettre au travail. Martin Heidegger, ≪ Allocution prononcee le mercredi 17 mai 1933 ≫, Ecrits politiques 1933-1966, op.cit. p 113, souligne par nous.
  • 64. 64 en prenant conscience de sa finitude ou de la possibilite de la mort violente que l’unite politique pourra acceder au choix de se choisir, a la decision d’etre soi. Leur utilisation de Kierkegaard est donc etrange et repose sur un oubli multiple. La philosophie de Kierkegaard est resolument individuelle, elle pose une difference qualitativement infinie entre l’individu et l’espece, le singulier et le general. La primaute du singulier est ici liee a une relation absolue avec Dieu qui peut aller jusqu’a une suspension de l’ethique, une transgression des lois de l’Etat et de la societe a la maniere d’Abraham. En revanche, la pensee existentielle du politique, fondee sur l’angoisse, est denuee de toute ethique, de tout questionnement vis-a-vis de la validite universelle de quelconque norme. La relation entre cette ≪ metaphysique de la mort ≫ et de la decision et la pensee de Giorgio Agamben nous semble probable et il est interessant de constater qu’il recuse ce lien avec force dans Ce qui reste d’Auschwitz. Avant toute chose, si nous reprenons son concept de l’Homo Sacer nous pouvons constater qu’il est un sujet en permanence projete vers la possibilite de sa mort violente. Nous developperons plus loin sa relation avec Hobbes et le concept d’etat de nature, neanmoins nous pouvons d’ores et deja affirmer qu’Agamben semble postuler que la possibilite de la mort violente est l’essence de la politique moderne alors que dans la tradition liberale cette possibilite se trouve controlee et reduite par la pouvoir etatique et ne peut veritablement se concretiser qu’a l’echelle internationale. De plus si l’Homo Sacer ne se politise et devient ce qu’il est qu’a la faveur de son abandon a un pouvoir inconditionne de mort, nous pouvons dire, sans craindre la refutation, que dans ce cas la valeur qui donne sa signification a la politique moderne est la mort. Bien entendu il ne faudrait pas confondre ces concepts dans les pensees respectives de Schmitt et Heidegger. La difference semblerait nous etre donnee par Agamben198 . Ce dernier suggere que la mort du Muselmann dans les camps de concentration est une mort impropre opposee a la position propre de la mort dans l’œuvre de Heidegger. Chez ce dernier, la mort ≪ est la simple possibilite de l’impossibilite de tout comportement et de toute existence. Mais, pour cette raison meme, la decision qui eprouve radicalement, dans l’etre-pour-la-mort, cette impossibilite et ce vide, se delivre de toute indecision, s’approprie pour la premiere fois son impropriete (sa place dans le On) ≫199 La these de Heidegger serait que les deportes ne connaissent qu’une mort impropre en phase avec la metaphysique de notre epoque, c'est-a-dire avant tout definissable grace au concept de 198 Une refutation de cette identification est aussi avancee par Corinne Pelluchon, Leo Strauss une autre raison d’autres Lumieres : Essai sur la crise de la rationalite contemporaine, Paris, J.Vrin, 2005, p 198-205 199 Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op.cit. p 80
  • 65. 65 technique. Les distinctions heideggeriennes n’auraient plus cours a l’interieur du camp car l’impropre a pris le pas sur le propre, en envahissant totalement le lieu de son deploiement. Selon Agamben, la mort ne prend plus ici aucune signification car elle a totalement envahi le domaine du politique ≪ la ou la pensee de la mort a ete materiellement realisee, la ou la mort est ≪ vulgaire, bureaucratique et quotidienne ≫, la mort et le mourir, le mourir et ses modes, la mort et la fabrication de cadavres deviennent indifferents200 ≫ Nous pourrions penser qu’interpreter l’univers concentrationnaire a l’aune de ces deux penseurs impliques dans le nazisme n’a en soi rien de discutable. Il s’agirait de mettre en lumiere les composantes de pensees compromises avec le nazisme, qui expliciteraient la conception du monde a l’œuvre dans ce mouvement. Pourtant Agamben ne s’arrete pas la et etend son analyse du camp a la modernite politique dans sa totalite. Son appropriation de Heidegger et de Schmitt n’est donc pas seulement le fondement d’une analyse du totalitarisme mais de la democratie liberale dans son essence. Cette analyse de la decision de l’exception nous a permis dans une certaine mesure d’apprehender la configuration existentielle de l’etat d’exception, les liens de sa theorie avec un univers intellectuel et une conception du monde specifiques. Nous pouvons seulement conclure, a ce moment precis, qu’Agamben ce penseur de la gauche radicale, est l’heritier intellectuel de pensees qui fondent la politique ou l’authenticite sur la mort et sur une decision depourvue d’une polarite axiologique, en dehors d’etre chez Schmitt substantiellement dispensatrice a son tour d’une mort violente. De plus, ces concepts sont proches de la pensee religieuse de Kierkegaard et peuvent etre consideres comme le resultat d’une secularisation au sens fort, sans pour autant en avoir conserve le contenu chretien, cette impossibilite d’une ethique etant l’heritiere directe de l’impossibilite moderne de penser la promotion de valeurs precises apres la mort de Dieu. Le probleme principal est que ce nihilisme se transfigure politiquement en considerant que la mort est l’horizon indepassable de l’etre humain et d’une societe politique. Cela pose les lineaments d’un ordre politique n’ayant pu depasser l’etat de nature, tant d’un point de vue interieur qu’exterieur, et qui doit donc se preparer en permanence a une guerre totale contre un ennemi designe. Des lors une pensee de la permanence de l’etat d’exception devient concevable, dans cette hypothese ou une existence ne devient politique qu’a la faveur de la designation d’un ennemi et qu’en vertu de la decheance de l’homme, nous ne pouvons echapper au politique. 200 Ibid, p 82
  • 66. 66 Nous devons maintenant comprendre de quelle maniere cette pensee de l’existence, de la decision et de l’angoisse peut connaitre un developpement metaphysique. Car si nous avons vu que l’etat d’exception etait un concept theologique, qui avait trait a la fondation d’un ordre par une decision de l’etre le plus eleve, nous ne pouvons toujours pas comprendre comment ce ≪ fond qui fonde ≫ l’ordre politique est devenu sa totalite, en d’autres mots comment l’etat d’exception a pris la forme de ce qu’il y a de plus universel. Nous retrouvons ici les deux modalites de la metaphysique concue en tant qu’onto-theo-logie. L’apprehension metaphysique d’un concept politique, tel que l’exception, demande alors d’examiner attentivement son versant theologique et son versant ontologique. Nous avons pu placer l’exception dans le contexte precis de la theologie de la crise et de la philosophie de l’existence, impregnees de la pensee de Kierkegaard. Ainsi l’exception rend compte d’une secularisation de la relation entre foi et grace et d’une reprise de l’idee de toute-puissance divine capable de faire surgir un ordre ex nihilo. Maintenant, il nous faut considerer l’ontologie propre a ces pensees, afin d’atteindre une meilleure intelligibilite des moyens par lesquels Agamben convertit l’exception fondatrice en une exception essentielle a l’ordre politique. Dans cette ≪ force ontologique ≫ se trouve a l’œuvre les theses de Schmitt sur la theologie politique et celles de Heidegger sur la metaphysique de notre temps.
  • 67. 67 Chapitre III La metaphysique de l’exception Apres avoir etudie plus precisement les modalites de l’enracinement du decisionnisme schmittien dans la theologie et la philosophie de son epoque, nous voudrions appliquer une grille de lecture similaire a la position d’Agamben. A la difference que, dans ce cas, nous ne pouvons engager notre recherche d’un point de vue existentiel mais plutot metaphysique. Nous entendons le terme de metaphysique au sens que lui donnent Schmitt et plus particulierement Heidegger. C'est-a-dire comme la conjonction entre une theologie et une ontologie qui decrivent le fondement et la totalite de ce qui est. Notre investigation doit donc s’articuler dans un premier temps sur la question de l’ontologie de l’exception, sur ce qui permet d’affirmer que l’exception represente l’essence de la politique moderne, la chose la plus commune qui soit. Puis, nous verrons de quelle maniere l’idee d’une fondation d’un ordre juridique sur l’exception souveraine permet paradoxalement a Agamben de penser une nouvelle politique fondee a son tour sur un etat d’exception, qui prendrait la forme d’une sorte d’eschatologie nous renvoyant aux origines messianiques de l’extreme-gauche revolutionnaire.
  • 68. 68 a- L’indistinction essentielle entre liberalisme et totalitarisme L’age de la technique : Dans un texte de 1929, l’ere des neutralisations et des depolitisations, cette relation entre metaphysique et politique se trouve dotee par Schmitt d’une historicite. Il divise l’histoire de l’Europe en quatre periodes distinctes. Ces periodes ≪ correspondent aux quatre siecles et menent de la theologie a la metaphysique, de la a la morale humanitaire et enfin a l’economie 201 ≫. Ces domaines correspondent a des ≪ secteurs dominants ≫ (zentralgebiet) qui president a la destinee d’une epoque. Le terme de theologie politique prend ici le sens d’une periode comme le XVI e siecle ou le secteur dominant, le theologique, presidait a la logique des regroupements ami /ennemi. Le secteur dominant determine ainsi ce qui sera sujet a la discrimination ultime, ce qui enclenchera, si besoin est, l’epreuve decisive. Les autres secteurs se trouvent alors neutralises, depourvus de l’intensite proprement politique qui decoulait de leur centralite. Le passage du theologique au metaphysique, du XVIe au XVIIe siecle est un lieu commun de la philosophie de son epoque, une cesure qui est familiere tout aussi bien aux lecteurs de la theorie critique qu’a ceux de Heidegger. Ce passage nait de la destitution du pouvoir divin, de la necessite politique de neutraliser la theologie afin d’en extraire ce qui pourrait etre une source de conflit. Dieu est mis au ban du deroulement d’un monde qui s’appuie maintenant sur une logique immanente : ≪ Au XIX e siecle, le monarque d’abord, puis l’Etat deviennent a leur tour des entites neutres, et c’est ici que la doctrine liberale du pouvoir neutre et du stato neutrale represente un chapitre de theologie politique ou le processus de neutralisation trouve ses formules classiques, etant donne qu’il vient de s’etendre a l’element determinant, au pouvoir politique ≫202 . Les passages d’un secteur a un autre reviennent alors a une volonte de neutraliser le secteur dominant qui possedait l’intensite politique la plus forte. Le XVII e siecle, ≪ veritable epoque heroique du rationalisme occidental203 ≫, voit le triomphe de la metaphysique et de cette rationalite scientifique soulignee par Heidegger. Le XVIIIe siecle congedie la metaphysique a l’exemple de Kant pour la substituer par un deisme ou les lois naturelles imposent leur souverainete. La morale prend le pas sur la metaphysique, la vertu 201 Carl Schmitt, ≪ l’Ere des neutralisations et des depolitisations ≫, in la notion de politique, op.cit. p 133 202 Ibid., p144 203 Ibid. p 135
  • 69. 69 fait figure de valeur cardinale. Le XIXe siecle est plus complexe car il est le lieu de la centralite de l’economie sur tous les autres domaines de la vie. La predominance de ce domaine est preparee par une domination de l’esthetique, par le sacre de l’occasionalisme romantique qui est ≪la voie la plus sure et la plus facile vers cette emprise totale de l’economie sur la vie intellectuelle et vers une mentalite qui voit dans la production et dans la consommation les categories centrales de l’existence humaine 204 ≫ Nous pouvons remarquer que Schmitt etudie des types de rationalites qui rentrent en conflit ou se completent sur le modele de la sociologie notamment weberienne. L’economie definit une sorte de rationalite specifique a la maniere de la theologie ou plus tard de la technique. Nous avons vu dans la premiere partie que le terme de metaphysique present dans la Theologie politique (1922) signifiait indifferemment une position theologique ou ontologique sur le monde dans sa totalite, sur les valeurs, et nous pouvons maintenant ajouter, sur sa rationalite. Schmitt rencontre encore ici Heidegger dans la mesure ou ce dernier identifie la modernite a ce type specifique de metaphysique, dispensatrice d’images du monde (Weltbild). La modernite est concue, selon lui, comme une ere de l’histoire de la metaphysique qui peut fournir a un moment donne, ≪ par une interpretation determinee de l’etant et une acception determinee de la verite, le principe de sa configuration essentielle ≫205 . Le monde (Welt )est justement la totalite de l’etant entendue au sens ontologique. Alors que l’image (Bild ) est bien plus qu’une contemplation, c’est une maniere pour la subjectivite d’affirmer sa souverainete sur le monde, a travers sa fixation, son maintien dans une representation qui nous permet de l’avoir ≪ a portee de la main ≫206 . Ainsi, la lutte entre les secteurs dominants ressemble au ≪ processus fondamental des Temps Modernes qui est la conquete du monde en tant qu’image concue ≫207 . Ce mouvement se deploierait alors dans une lutte entre les sujets pour voir leurs Weltanschauungs triompher car ≪ l’homme lutte pour la situation lui permettant d’etre l’etant qui donne la mesure a tout etant 204 Ibid. p 136 204 ≪ L’etant dans sa totalite est donc pris maintenant de telle maniere qu’il n’est vraiment et seulement etant que dans la mesure ou il est arrete et fixe par l’homme dans la representation et la production. Avec l’avenement du ≪ Weltbild ≫ s’accomplit une assignation decisive quant a l’etant dans sa totalite. L’etre de l’etant est desormais cherche et trouve dans l’etre-represente de l’etant ≫. Martin Heidegger, ≪ l’epoque des conceptions du monde ≫, in Chemins qui ne menent nulle part, op.cit. p 117 204 Ibid. p 123 205 Idem. Ce parallele nous est suggere par Jean-Francois Kervegan, Hegel, Carl Schmitt : Le politique entre speculation et positivite, op.cit. p105
  • 70. 70 et arrete toutes les normes ≫208 . Ainsi ces conceptions du monde sont juxtaposees et non lineaires comme dans le modele schmittien et luttent entre elles pour constituer un secteur dominant potentiellement politique. Heidegger precise le potentiel politique des Weltanschauungs que cette lutte oppose car elles sont ≪ celles ayant deja recouvre les situations fondamentales extremes de l’homme, et avec la derniere determination possible209 ≫, en termes schmittiens, elles sont politiques. Carl Schmitt ouvre alors le chemin plus tard suivi par Heidegger en ne sachant pas reduire le XXe siecle a un simple triomphe de l’economie. Marx avait compris dans son analyse du secteur alors dominant, l’economie capitaliste, que ce mode de production etait prioritairement defini par les forces productives qui s’y deployaient, par l’avancement technique qui le definissait. Par consequent Schmitt, considere la technique comme le nouveau centre qui donne une valeur et une signification aux actions et aux idees humaines : ≪ La religion qui croit aux miracles et a l’au-dela se mue directement en une religion du miracle technique, de l’exploit humain et de la domination de la nature. Une religiosite magique se transforme en une technicite tout aussi magique. Ainsi donc le XX e siecle a son debut se revele etre l’ere, non seulement de la technique, mais encore d’une foi religieuse en cette meme technique210 ≫. Schmitt decele dans la foi techniciste, le pendant de la foi en un Dieu respectueux des lois de la nature qui s’est transfiguree dans la croyance en un marche economique qui saurait neutraliser les sources potentielles de conflit. Cette neutralite est illusoire car elle constitue un voilement du caractere ontologiquement politique des secteurs dominants, ce qui incite a leur changement pour un nouveau secteur pretendument neutre. La technique est cependant differente car en soi, elle ne porte en elle aucune valeur, aucune veritable conception du monde. Elle constitue une sorte d’achevement de la metaphysique au sens ou en tant que secteur dominant, elle soit incapable de soutenir par elle-meme cette ≪ conviction religieuse ≫. La technique est ≪ aveugle ≫ et ne peut expliquer notre ≪ foi techniciste ≫ qui est cette fois-ci proprement metaphysique et prend la forme d’une ≪ croyance en un pouvoir, en une domination illimitee de l’homme sur la nature211 ≫. Nous retrouvons un raisonnement proche chez Heidegger qui place Descartes a l’origine moderne de ce qu’il qualifie de metaphysique de la subjectivite. Chez Descartes, une chose deviendrait reelle a travers la certitude claire et distincte que le sujet pourrait 206 Idem. 207 Idem. 208 Carl Schmitt, ≪ l’Ere des neutralisations et des depolitisations ≫, in la notion de politique, op.cit. p 137 209 Ibid, p 149
  • 71. 71 posseder de cet objet212 . La science n’est plus une theoria au sens de contemplation, mais se trouve etre la production d’un savoir par un sujet pensant qui est le fondement de toute connaissance. La philosophie de Heidegger pense cette ≪ metaphysique de la subjectivite ≫ qui reduit le monde au sujet comme l’une des prolongations de l’histoire de la philosophie dans sa totalite. Il suit en cela Nietzsche qui considerait que la distinction entre un monde vrai et un monde des illusions, le supra-sensible et le sensible, etait porteuse de ce qu’il qualifie de nihilisme, c'est-a-dire d’une depreciation d’une realite que l’on oppose a un monde vrai ou reside le beau, le bien et le juste. Heidegger se separe de Nietzsche en ce qu’il pense l’histoire de la philosophie en tant qu’oubli de l’Etre, en tant que nihilisme qui s’approprie la totalite de l’etant et provoque en consequence un retrait progressif de l’Etre au profit de l’etant : ≪ l’etre est desormais pense comme raison d’etre, comme cause premiere, causa prima, comme cause de soi, causa sui.213 ≫. Precisons cependant, que ce retrait de l’etre est aussi une modalite de son devoilement, des lors l’homme ne peut etre ≪ tenu comme responsable ≫ d’un processus dont il est le centre mais non le maitre. Nous ne reviendrons pas sur les differentes etapes de cette histoire de la metaphysique, car le lien veritable qui se tisse entre Schmitt et Heidegger reside dans une commune appropriation du theme de la technique. La premiere difference reside dans l’affirmation purement metaphysique de la technique chez Heidegger. Si l’on suit Carl Schmitt, la technique est ≪ aveugle ≫, vide de toute Weltanschauung. En revanche, les hommes l’erigent au rang de conception du monde ce qui la place dans une situation ou elle sera a l’origine de grands bouleversements. De plus, la technique acheve la neutralisation qui est nee du passage au theologique au metaphysique et nous renvoie a la possibilite constante de la guerre, car ≪ la neutralite de la technique est autre chose que la neutralite de tous ces secteurs qui l’ont precedee. La technique n’est jamais qu’un instrument et qu’une arme, et du fait meme qu’elle est au service de chacun, elle ne saurait etre neutre ≫ 214 Par consequent l’avenement de la technique va de pair avec la fin de la neutralisation, de cet oubli du politique qui prevalait jusqu’alors au sein des ≪ grandes masses≫, elle nous place face a une decision politique dont nous ne pouvons echapper par une nouvelle fuite vers un secteur pretendument neutre. Elle est l’achevement d’une ere et 210 ≪ En verite il s’agit dans la pensee de Descartes d’un reel transfert de l’ensemble de l’humanisme et de son histoire hors du domaine chretien de la verite de foi speculative dans celui de la represente-ite representation) de l’etant fondee sur le sujet, dont le fondement d’essence rend enfin possible la nouvelle position souveraine de l’homme ≫ Martin Heidegger, Nietzsche II, op.cit. p 151 211 Philippe Capelle, Philosophie et theologie dans la pensee de Martin Heidegger, op.cit. p 62. 13 Carl Schmitt, ≪ l’Ere des neutralisations et des depolitisations ≫, in la notion de politique,op.cit. p145
  • 72. 72 l’initiatrice d’une repolitisation radicale du monde menee sous l’egide d’une ≪ politique assez forte pour l’assujettir ≫. Heidegger souligne aussi avec force le caractere central de la technique dans toute apprehension philosophique du temps present. De prime abord, la technique n’est pas neutre, elle peut pretendre a ce statut mais son essence le lui interdit. La recherche de l’essence de la technique implique de la considerer avant tout sous l’angle de l’instrumentalite et de son corollaire, la causalite215 . La cause signifie en grec ≪ l’acte dont on repond ≫ sans que cela soit entendu dans le sens d’une faute morale. Heidegger prend l’exemple de la fabrication d’une coupe d’argent destinee au sacrifice. Les causes repondent du fait que cette coupe ≪ est devant nous et a notre disposition ≫, elles ≪ conduisent quelque chose vers son ≪ apparaitre ≫216 ≫. Les causes rendent presentes une chose avec lesquelles elles entretiennent alors une relation de pro-duction. Ainsi ≪ pro-duire a lieu seulement pour autant que quelque chose de cache arrive dans le non-cache217 ≫, il s’opere alors un devoilement entendu au sens de l’aletheia grec218 . Neanmoins, la technique moderne est differente de celle des origines hellenes, car elle est une ≪ pro-vocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une energie qui puisse comme telle etre extraite et accumulee219 ≫. La difference entre le pro-duire et le pro- voquer reside justement dans cette idee que la technique moderne s’articule autour de la capacite a stocker les ressources extraites de la nature alors que la pro-duction les laisse circuler, met a notre disposition des ressources sans les accumuler. Cependant la technique ne se definit pas seulement a travers ce proces de reification, de transformation en objet de la subjectivite humaine220 . En effet la nature est transformee en ce qu’Heidegger appelle le ≪ fonds ≫ (Bestand) oppose a l’objet qui se tient devant nous (Gegenstand). Le terme de ≪ fonds ≫ donne l’idee d’une accumulation, de la possibilite d’ ≪ avoir toujours quelque 215 ≪ C’est pourquoi la conception instrumentale de la technique dirige tout effort pour placer l’homme dans un rapport juste a la technique ≫ Martin Heidegger, ≪ la question de la technique ≫, in Essais et conferences, op.cit. p 11 216 Ibid. p 15 217 Ibid. p 17 218 ≪ Ainsi la technique n’est pas seulement un moyen ; elle est un mode du devoilement. Si nous la considerons ainsi, alors s’ouvre a nous, pour l’essence de la technique, un domaine tout a fait different. C’est le domaine du devoilement, c'est-a-dire la veri-te (Wahr-heit). Ibid.P 18 219 Ibid. p 20 220 Le fleuve du Rhin devient ainsi ≪ un objet pour lequel on passe une commande, l’objet d’une visite organisee par une agence de voyage, laquelle a constitue la-bas une industrie des vacances ≫ Ibid.p 22
  • 73. 73 chose sous la main ≫ dans la mesure ou l’on peut la requerir a n’importe quel moment, et ainsi le devoiler. Alors ce qui pro-voque l’homme, le ≪ rassemble ≫ pour ≪ commettre ≫ le reel se trouve au-dela de lui dans un mode exterieur de devoilement. Ce dernier est qualifie de ≪ Gestell ≫ Arraisonnement221 . Souvenons-nous que dans notre premiere partie nous traitions de la question de l’onto-theologie et de la metaphysique chez Heidegger. Dans sa conference, il ecrivait que la metaphysique en tant qu’etude de l’etre de l’etant, s’interrogeait sur ce qui ≪ fonde le fond ≫, le Urgrund. En effet ≪ toute metaphysique est, dans son fond et a partir de son fond, la Fondation qui rend compte du fond, qui lui rend raison et finalement lui demande raison222 ≫. Ainsi la metaphysique nous renvoie a l’essence de la technique comme Ge-stell ou Arraisonnement : Andre Preau ecrit ≪La technique arraisonne la nature, elle l’arrete et l’inspecte, et elle l’ar-raisonne, c'est-a-dire la met a la raison, en la mettant au regime de la raison, qui exige de toute chose qu’elle rende raison, qu’elle donne sa raison223 ≫. Heidegger concluait que ≪ la technique mecanisee reste jusqu’ici le prolongement le plus visible de l’essence de la technique moderne, laquelle est identique a l’essence de la metaphysique moderne ≫ Le Ge-stell est donc un mode de devoilement mais ne s’identifie pas a la technique elle- meme, il remonte dans ses origines a Descartes et a la physique qui demande a la nature de ≪ se montrer comme un complexe calculable et previsible de forces ≫, il est donc proche de la metaphysique de la subjectivite deja evoquee comme mise a disposition de l’etant, reduction de la totalite au sujet. L’essence de la technique se fait alors destin, ce qui lui donne une tonalite historiciste qui n’est pas etrangere a la theorie de Schmitt precedemment evoquee. La technique est veritablement inseree dans une sorte d’histoire de l’etre ou l’arraisonnement ≪ est un mode ≪ destinal ≫ du devoilement, a savoir le mode provoquant 224 ≫. Seulement, ici, le destin se lie toujours a la question du devoilement et du chemin qui y mene. Ce destin, en d’autres mots ce cheminement vers l’etre, ne rentrerait pas en contradiction avec la liberte humaine, qui se definit avant tout grace a l’idee qu’il faut laisser advenir le devoilement. Le danger reside dans une mecomprehension humaine de ce qui est devoile, dans cette idee que l’etre humain peut devenir a son tour un fonds que l’on peut commettre et enfin dans l’occultation, par l’arraisonnement, d’autres formes de devoilement comme le pro-duire. 221 ≪ Ainsi appelons-nous le rassemblant de cette interpellation (Stellen) qui requiert l’homme, c’est-a- dire qui le pro-voque a devoiler le reel comme fonds dans le mode du ≪ commettre ≫ Ibid.. p27 222 Martin Heidegger, ≪ La Constitution Onto-Theo-Logique de la Metaphysique ≫, In Questions I, op.cit. p 295 223 Martin Heidegger, ≪ La question de la technique ≫, Essais et conferences, op.cit. p 27 224 Ibid. p 40
  • 74. 74 La technique est donc a la fois notre destin et notre plus grand danger, et cela en accord avec le formule de Holderlin ≪ Mais la ou est le danger, la aussi. Croit ce qui sauve225 ≫. Cette dualite de l’arraisonnement s’exprime dans ce terme de destin qui designe en sus du danger, une sorte de don qui nous est accorde pour cheminer vers le devoilement. Nous revenons ici a ce que nous avons esquisse au fur et a mesure de notre argumentation. Selon Heidegger, l’existence humaine a ceci de particulier qu’elle est toujours liee d’une maniere privilegiee a l’Etre. En tant que mode du devoilement, l’arraisonnement nous renvoie a cette verite premiere du Dasein entendue comme ≪ berger de l’etre ≫. Ainsi le devoilement ≪ permet a l’homme de contempler la plus haute dignite de son etre et de s’y retablir 226 ≫. La position de Carl Schmitt est proche en ce qu’il craint la technique, mais qu’il la considere parallelement comme le plus grand espoir d’une repolitisation. Bien entendu, il ne s’accorderait pas avec Heidegger lorsque celui-ci ecrit que considerer la technique comme un instrument a maitriser est un grand danger car nous occultons alors l’essence de la technique. En effet, Schmitt predit une prise en charge de la technique par une ≪ politique forte ≫ qui saura organiser a nouveau des regroupements ami /ennemi et mettre fin au mensonge liberal de la neutralisation de l’etat et de l’humanitarisme bourgeois. La technique nous porte en consequence vers l’idee precedemment evoquee que ces auteurs croient se situer dans une crise sans precedent, dans la position d’une attente eschatologique face a la technicisation du monde. Leurs pensees entretiennent de cette maniere une relative proximite avec les tonalites messianiques du paulinisme politique. Plus precisement, une situation ou la catastrophe se fait imminente mais ou se trouve aussi notre plus grande chance nous renvoie au paradoxe inherent a toute pensee theologique ou la pensee de l’apocalypse revet la forme du plus grand espoir messianique. Pour Carl Schmitt, c’est la figure de l’Etat total qui semble repondre aux attentes d’un renouveau du politique et ≪ offre la solution aux problemes que pose la determination du politique a partir de la technique ≫, puisque seul un Etat ≪ qui ne connait plus rien d’absolument non politique, est susceptible d’investir et de dominer la sphere de la technique227 ≫ 225 Cite par Heidegger, Ibid. p47 226 Ibid. p 43 227 Jean-Francois Kervegan, Hegel, Carl Schmitt :Le politique entre speculation et positivite, p109. Cette emphase sur la technique le relierait a la tradition de la revolution conservatrice. Kervegan souligne que ≪ dans sa banalite meme, une telle affirmation situe Schmitt dans tout un courant de pensee dont la figure marquante est sans doute Ernst Junger ≫.
  • 75. 75 Des lors la question de la technique rentrerait en resonnance avec l’organisation politique de la societe et plus precisement de la forme de l’Etat. Ici, la metaphysique rejoint la politique et nous montre a l’œuvre chez Schmitt ≪ un enracinement de la theorie juridique positive et d’un discours politique pretendant a la positivite dans une metaphysique de l’histoire, entendue comme theologie politique228 ≫. Nous devons maintenant examiner les consequences de cette pensee sur la theorisation de la place du politique dans la societe. Nous allons constater que la technique constitue le point de jonction qui permet d’apprehender en termes metaphysiques la politique d’une epoque et ainsi de perdre toute possibilite de distinguer la democratie liberale du totalitarisme. L’ubiquite du politique : L’un des points cardinaux de toute reflexion sur le liberalisme porte sur la relation entre la societe civile et l’Etat. Le liberalisme prone une multitude de separations dont la plus fondamentale est pour la premiere fois avancee par Hegel. Il suggere que le politique identifie a l’Etat occupe un domaine distinct dans l’architecture d’une societe humaine. Dans le schema hegelien, il y a une dissociation radicale entre la societe civile qui est la sphere de production economique et l’Etat qui regule et rend possible pour chacun l’accomplissement de la liberte dans la citoyennete. Avant Hegel, l’Occident n’avait pas dissocie l’organisation politique et l’organisation sociale, ce qui avait par exemple pour correlat l’indistinction entre sociologie et science politique. Aristote operait neanmoins une dissociation entre Polis et Oikos, cite et foyer, ce dernier etant considere comme le lieu de reproduction de la vie, auquel appartient la Zoe. Pourtant, cette distinction n’est pas comparable avec celle separant l’Etat et la societe civile car la Polis est bien entendu le lieu de la politique mais aussi celui du commerce et des echanges. Il est donc etrange de voir Agamben convoquer une distinction proprement grecque pour expliciter la modernite politique. Il s’y autorise car il nie a son origine le contrat social de type liberal et la distinction qu’il institue entre etat de nature et etat social et d’une certaine maniere, entre societe et Etat. Dans Homo Sacer I, il entreprend une lecture schmittienne du Leviathan de Hobbes, en posant que l’etat de nature ≪ survit dans la personne du 228 Ibid. p 109
  • 76. 76 souverain229 ≫. Il existerait donc en tant que ≪ principe interne ≫ de l’Etat qui se revelerait dans le moment de l’exception. Agamben continue en refusant l’idee liberale d’une fondation de la politique sur l’idee d’un contrat ≪ qui marquerait de facon ponctuelle et precise le passage de l’etat de nature a l’Etat ≫ car ≪ Il existe, au contraire, une zone d’indetermination bien plus complexe entre le nomos et la phusis 230 ≫. Nous revenons ici a la critique que Leo Strauss a faite a Schmitt sur la question de l’etat de nature. Il soutenait que son consentement au politique cache un consentement a un etat de nature sans cesse present, peut-etre comme le pense Agamben dans la personne du souverain. Ainsi, la sortie de l’etat de nature ne prend aucune signification car le ban (la relation d’exception) est l’acte originaire de la politique moderne. Ce qui fonde l’ordre n’est pas un contrat mais une decision sur l’exception, il n’y a donc aucune idee de consentement autre que celui au caractere indepassable de la politique. On voit que l’influence de Schmitt est ici omnipresente car Agamben ne pourrait penser cette configuration originaire du ban sans la construction prealable d’un decisionnisme juridique. Neanmoins, la mise au ban precederait la designation de l’ennemi car ≪ l’extrariete de celui qui se trouve dans le ban souverain est plus profonde et plus originelle que l’extraneite de l’etranger 231 ≫. Selon Agamben, la decision de l’ordre precede celle du politique ; il synthetise la suspension et la fondation en posant que la souverainete s’affirme dans une decision anomique qui a pour resultat notre assujettissement, notre totale contingence face au souverain. Des lors, la politique, qui s’exprime dans le ban et dans la production de la vie nue, peut atteindre une sorte d’ubiquite par l’entremise d’un Etat qui ne connait plus de frontieres veritables car il porte en lui une sorte de violence principielle, d’ordre naturel, qui ne connait aucune limite. Dans ce cas, l’exception se definissant comme une inclusion de ce qui se trouve a l’exterieur d’elle, ≪ coincide avec la realite elle-meme232 ≫ Il nous semble aussi important de deceler une autre modalite de la prefiguration schmittienne de cette pensee. Plus haut, nous avions decouvert le role central de la technique au cours du siecle dernier. Schmitt avancait l’idee que l’avenir de la technique residait dans 229 Giorgio Agamben, Homo Sacer (le pouvoir souverain et la vie nue), op.cit. p 44 Il ajoute plus loin ≪ L’etat de nature est, en verite, un etat d’exception ou la cite apparait pour un instant (qui est tout a la fois intervalle chronologique et instant intemporel) tanquam dissoluta. Autrement dit, la fondation n’est pas un evenement accompli une fois pour toutes in illo tempore, elle est continuellement a l’œuvre dans l’etat social sous la forme de la decision souveraine ≫ Ibid, p119 230 Ibid. p 120 231 Giorgio Agamben, Homo Sacer (le pouvoir souverain et la vie nue), op.cit.p 121 232 Giorgio Agamben, Le temps qui reste, op.cit., p 178
  • 77. 77 des forces politiques qui l’utiliseraient pour s’inscrire a l’interieur de la totalite de la societe. Ainsi ≪ l’Etat total, pour C. Schmitt, ce n’est pas seulement un Etat qui utilise les techniques pour asseoir et etendre son emprise sur chacun, c’est aussi, tout simplement, l’Etat de l’ ere de la technique 233 ≫. Schmitt brouille la distinction entre Etat et societe civile en presumant une politisation de la societe sous l’egide du gouvernement des partis, et d’une intervention sans cesse croissante de l’Etat dans l’economie ou dans la culture. Il s’agit alors d’une ≪ politisation omnilaterale de l’existence humaine, jusqu’alors peu ou prou partagee entre l’oikos et la polis ≫. Schmitt explique que ≪ la societe devenue l’Etat devient un Etat dirigiste en economie et pour la culture, un Etat d’assistance, de bien-etre, de prevoyance ; l’Etat devenu l’auto-organisation de la societe est devenu impossible a separer d’elle car son objet accapare tout le social(…) Les partis ou s’organisent les differents interets et tendances sociales, sont la societe elle-meme devenue Etat des partis(…) Dans l’Etat devenu l’auto-organisation de la societe, il n’y a tout simplement rien qui ne soit, du moins potentiellement, etatique et politique 234 ≫. Le lien entre Etat total et totalitarisme est complexe et repose sur la distinction entre un Etat total quantitatif ou faible et un Etat total qualitatif fort. Sa faiblesse residerait dans son infeodation aux partis et a sa transformation en une democratie pluraliste, videe de sa substance aux yeux de Schmitt. En effet le pluralisme qui organise la discipline partisane transforme le parlement en lieu d’affrontement entre des ≪ regroupements sociaux ≫. De plus cet Etat total prend la forme d’un Etat administratif, qui se definit par ≪ la substitution progressive aux normes legales de mesures administratives (decrets, ordonnances, arretes, circulaires) en tant que mode effectif et determinant d’exercice de l’autorite de l’Etat235 ≫. L’Etat administratif ou bureaucratique ne doit pas etre confondu avec l’Etat gouvernemental qui correspond a un Etat total qualitatif ou fort. Ce dernier ressemble a s’y meprendre a l’Etat fasciste et marque la totale vacuite du principe de la separation des pouvoirs, l’executif se prevalant du pouvoir de legiferer par decret ou reglement. Giorgio Agamben denonce cet Etat gouvernemental comme figure de l’etat d’exception et de la confusion des pouvoirs et reproche de cette maniere a la ≪ culture politique de l’Occident ≫ de ne pas se rendre compte ≪ qu’elle a totalement perdu les principes qui la fondent236 ≫ 233 Jean-Francois Kervegan, Hegel,Carl Schmitt :Le politique entre speculation et positivite, op.cit. P86 234 Carl Schmitt, ≪ Le virage vers l’Etat total ≫, in Parlementarisme et democratie, p 162 235 Jean-Francois Kervegan, Hegel, Carl Schmitt :Le politique entre speculation et positivite, p 101 236 Giorgio Agamben, Etat d’exception, p 35
  • 78. 78 Le point capital est de comprendre que la technique entendue au sens metaphysique cree une conception ou les limites entre l’Etat et la societe et entre le totalitarisme et le liberalisme sont devenues indistinctes. Par exemple la distinction entre un Etat total faible ou fort rend compte de l’impossibilite en derniere instance de distinguer l’Etat fasciste de la republique de Weimar du point de vue de la delimitation stricte entre bourgeois et citoyens, Etat et societe. Ce concept ouvre donc un seuil d’indistinction qui sera amplifie par les analyses de Heidegger et Agamben. Heidegger ecrivait dans l’Introduction a la metaphysique que ≪ La Russie et l’Amerique sont toutes deux au point de vue metaphysique, la meme chose ; la meme frenesie sinistre de la technique dechainee, et de l’organisation sans racines de l’homme normalise237 ≫. Cette phrase possede une signification qui est lourde de sens si nous la mettons en parallele avec la position de Schmitt ou d’Agamben. Schmitt pensait deja en 1919 que les financiers americains et les bolcheviques russes partagent un meme type de rationalite d’ordre economique qu’il tente de faire triompher contre les politiciens et les juristes238 . Heidegger concoit de la meme maniere la metaphysique moderne comme une image du monde dotee d’une rationalite specifique, ce qui lui permet de quitter la typologie des regimes proprement dite pour assujettir la science politique a des considerations d’ordre metaphysiques. Dans ce meme texte ecrit en 1935, Heidegger nous entretenait d’une ≪ verite interne ≫ et d’une ≪ grandeur ≫ du national-socialisme qui correspond ≪ a la rencontre, la correspondance, entre la technique determinee planetairement et l’homme moderne239 ≫. Le nazisme fait donc partie de la metaphysique moderne et represente meme son expression la plus achevee, en tant que ≪ systeme politique fonde sur le Fuhrerprinzip qui se trouve inscrit dans ce destin ou il accomplit, mieux que la democratie, ce que requiert la metaphysique achevee240 ≫. En effet, si la technique represente le plus grand danger et la plus grande chance et si le nazisme est l’expression la plus avancee de celle-ci, le nazisme 237 Martin Heidegger, Introduction a la metaphysique, op.cit. p 49. Il continuait par le constat d’un declin qui nous montre la contiguite entre la pensee de la technique et la pensee de la crise spirituelle ou morale. Il ecrit: ≪En un temps ou le dernier petit coin du globe terrestre a ete soumis a la domination de la technique, et est devenu exploitable economiquement (…) La decadence spirituelle de la terre est deja si avancee que les peuples sont menaces de perdre la derniere force spirituelle, celle qui leur permettrait du moins de voir et d’estimer comme telle cette de-cadence(…) L’obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la gregarisation de l’homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est createur et libre, tout cela a deja atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des categories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules ≫ 238 Carl Schmitt, Romantisme politique, op.cit. p 13 239 Martin Heidegger, Introduction a la metaphysique, op.cit. p 202 240 Luc Ferry, Alain Renaut, Heidegger et les modernes, Paris, Livre de poche, 2001, p 116
  • 79. 79 doit alors etre accepte comme ce qui peut ouvrir a un destin nouveau. Le nazisme serait dans ces conditions l’expression de la technique entendue dans sa plenitude metaphysique mais aussi par la meme occasion une reponse a celle-ci. Il ne se distinguerait donc du liberalisme que dans le type de reponse qu’il voudrait apporter a un phenomene dont ils sont tous les deux issus. Le caractere proprement inacceptable de cette normalisation du nazisme et de cette identite essentielle entre liberalisme et totalitarisme, est fonde sur une totale negation de l’importance du droit dans la qualification d’un regime, ce qui entraine une sorte de banalisation de l’entreprise de destruction du nazisme. Ceci a pour consequence une dilution de toute responsabilite individuelle, qui est encore plus frappante si l’on examine son celebre discours de Breme de 1949 241 . Il ecrit ≪ l’agriculture est maintenant une industrie alimentaire motorisee, quant a son essence la meme chose que la fabrication de cadavres dans les chambres a gaz et les camps d’extermination, la meme chose que les blocus et la reduction des pays a la famine, la meme chose que la fabrication de bombes a hydrogene242 ≫. Ainsi Heidegger rend nulle et non avenue toute tentative d’exprimer la responsabilite d’individus, une apprehension metaphysique posant qu’essentiellement le paysan qui laboure son champ a l’aide d’un tracteur et un SS detache a Auschwitz participent au meme phenomene. Enfin si le totalitarisme est la verite de notre epoque, on peut avec raison s’interroger sur la marge de liberte accordee a l’individu. Heidegger nous repondrait que ≪ l’homme, justement, ne devient libre que pour autant qu’il est inclus dans le domaine du destin et qu’ainsi il devient un homme qui ecoute, et non un serf que l’on commande 243 ≫. Sous son apparence somme toute poetique, cette proposition est singulierement perilleuse car on peut legitiment se demander si autant d’indetermination et d’ambiguites peuvent fonder une ethique ou une politique, si une telle position n’est pas la secularisation d’une sorte de messianisme, en attente de nouveaux dieux ou d’une totale soumission de soi a une sorte de 241 Agamben la cite et ajoute que ces propos furent consideres comme ≪ inopportuns ≫ de la part d’ ≪ un auteur compromis, fut-ce de facon marginale, avec le nazisme ≫. Nous voyons quelle position prend Agamben pour sauvegarder la reputation de Heidegger dans un texte qui traite pourtant de la Shoah. Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op.cit. p 80 242 Cite par Arno Munster, Heidegger la ≪ Science Allemande ≫ et le national-socialisme, Paris, Kime, 2002, p 104. Souligne par nous. Philippe Lacoue-Labarthe pensait que ce propos etait ≪ scandaleusement insuffisant ≫ et Arno Munster ajoute que ≪ le silence total du philosophe sur la responsabilite reelle des acteurs politiques de cette entreprise d’extermination- accompagne d’un silence total encore plus scandaleux-concernant les victimes, c’est-a-dire les juifs, ne peut que provoquer l’indignation generale ≫Ibid. p104 243 Martin Heidegger, ≪ la question de la technique ≫, in Essais et conferences, op.cit. p 33
  • 80. 80 mission divine244 . De plus elle consiste en une recusation totale de la valeur de la volonte humaine et du droit. Lorsque Heidegger est interroge par le journal Der Spiegel sur la valeur de la democratie et de ≪ l’Etat fonde sur le droit ≫ il repond ≪ Je les appellerais en effet des ≪ demi-mesures ≫, parce que je ne vois dans tout cela aucune veritable mise en question du monde technique, parce qu’il y a encore derriere tout cela, selon moi, l’idee que la technique est dans son etre quelque chose que l’homme a en main. A mon avis cela n’est pas possible. La technique dans son etre est quelque chose que l’homme de lui-meme ne maitrise pas 245 ≫. Alain Renaut et Lukas Sosoe en concluent que Heidegger pense la valorisation de l’Etat de droit comme une illusion suggerant que nous serions maitres de notre destin, en d’autres mots de la technique, alors qu’elle est ≪ le point d’aboutissement de toute la logique de la modernite246 ≫. La meme pensee nous semble a l’œuvre chez Giorgio Agamben. Pour la reconstruire il faut d’abord determiner de quelle maniere la biopolitique sur le modele de la technique heideggerienne atteint une consistance ontologique puis comment la democratie liberale rentre alors dans une totale indifferenciation vis-a-vis du totalitarisme. La grande these d’Agamben est que ≪ le camp comme espace biopolitique (…) apparait comme le paradigme cache de l’espace politique moderne ≫. La biopolitique prend aussi la forme d’un paradigme dans l’œuvre de Michel Foucault, mais Agamben lui octroie un caractere quasi-ontologique, comme si celle-ci n’etait que l’unique lecture possible de l’economie moderne du pouvoir. Or le penseur francais considere la bio-politique comme l’une des apprehensions possibles du devenir de la politique moderne et cela a l’encontre de certaines interpretations qui lui impute la creation d’une veritable ontologie, d’un plan d’immanence ou la microphysique du pouvoir rendrait compte de la totalite de ce qui est. Cependant, la premiere aporie de cette derniere interpretation est soulignee par Agamben lui-meme. En effet, il cherche a tout prix a lier le pouvoir souverain et la biopolitique car Foucault avait precisement pose que ces deux types de pouvoirs ne pouvaient connaitre une sorte d’unicite totalisante. Des lors la jonction operee par Agamben rentrerait 244 ≪ Il ne suffit meme pas que l’homme sache seulement maitriser la technique comme si celle-ci etait quelque chose de neutre en soi(…)Il y faut une humanite qui soit foncierement conforme a l’essence fondamentale singuliere de la technique moderne et de sa verite metaphysique, c’est-a-dire qui se laisse totalement dominer par l’essence de la technique afin de pouvoir de la sorte precisement diriger et utiliser elle-meme les differents processus et possibilites techniques ≫Martin Heidegger, Nietzsche I, Paris, Gallimard, 1971, p 134 245 Martin Heidegger, Reponses et questions sur l’histoire et la politique, Paris, Mercure de France, 1988, p 43 246 Alain Renaut, Lukas Sosoe, ≪ Heidegger et le droit ≫, in Philosophie du Droit, Paris, Puf, 1991, p 162
  • 81. 81 dans son projet de presenter a tout prix une theorie d’ordre ontologique qui ne laisserait aucune place au singulier et a la discontinuite propre a la methode genealogique. Foucault ecrit a ce propos qu’il ne faut pas chercher a comprendre le schema de progression d’un concept selon un mode evolutionniste mais ≪ au contraire maintenir ce qui s’est passe dans la dispersion qui lui est propre ≫ et ≪ decouvrir qu’a la racine de ce que nous connaissons et de ce que nous sommes il n’y a point la verite et l’etre, mais l’exteriorite de l’accident247 ≫. Pourtant Agamben transforme la biopolitique en la verite de notre epoque et en cause principale des totalitarismes, car ≪ c’est seulement parce que la politique, a notre epoque, s’est entierement transformee en biopolitique qu’elle a pu se constituer a tel point en politique totalitaire248 ≫. Cette proposition semblerait certainement moins discutable si elle considerait des composantes de la politique moderne comme annonciatrices de la barbarie totalitaire. Cependant, Agamben va plus loin en considerant que la totalite de la politique moderne est biopolitique. Ce dernier concept exprime alors l’essence meme de notre economie du pouvoir qui s’est actualisee entre autre dans le nazisme. Ainsi les democraties et les totalitarismes representent la meme ≪ politisation de la vie ≫ et se trouvent resolument interchangeables, ≪ les distinctions politiques traditionnelles (droite et gauche, liberalisme et totalitarisme, prive et public) perdent leur clarte et leur intelligibilite une fois que la vie nue devient leur referent fondamental249 ≫ Cette biopolitique rentre en collusion avec la decision souveraine et peut alors se transformer en ≪ thanatopolitique ≫. Cette decision souveraine devient ici une decision evaluatrice de la vie, determinant si cette derniere est ≪ digne d’etre vecue ≫. De cette maniere elle se rapproche de la lecture heideggerienne de la metaphysique moderne, ou le sujet, au fur et a mesure de son histoire, s’approprie la souverainete de l’evaluation, de la distinction de la plus haute valeur au sens de la theologie. Ici le souverain s’approprie le droit de decider si une vie se trouve ≪ politiquement pertinente250 ≫. Sa decision prend place dans un camp dont les limites s’identifient a la totalite de notre monde politique, en tant qu’il est le nomos de la politique moderne. Ce paradigme prend d’abord la forme d’un etat d’exception permanent, dont le camp de concentration rend parfaitement compte car il se situe radicalement en-dehors de l’horizon de la situation normale. Pourtant sa forme est singuliere car il fait figure de mesure gouvernementale, de norme voulue, ce qui a pour consequence qu’il s’inscrit a l’interieur 247 M. Foucault, Nietzsche, la genealogie et l’histoire, in Philosophie, Paris, Gallimard, 2004 248 Giorgio Agamben, Homo Sacer I (Le pouvoir souverain et la vie nue, p 130 souligne par nous 249 Ibid. p 132 250 ≪ Dans la biopolitique moderne, le souverain est celui qui decide de la valeur ou bien de l’absence de valeur de la vie en tant que telle ≫ Idem p 154
  • 82. 82 meme de l’ordre juridique. Cette definition du camp comme permanence de l’etat d’exception et annihilation de la consistance ontologique de la norme, de confrontation im-mediate entre le pouvoir souverain et la vie nue, nous donne a voir l’essence meme du camp. Nous retrouvons cette essence ≪ independamment de la nature des crimes qui y sont commis et quelles qu’en soient la denomination et la topographie specifiques ≫ chaque fois qu’une ≪ telle structure ≫ se presente a nous251 . Agamben rend alors compte de l’etendue de sa these qui pose que les ≪ zones d’attentes ≫ des refugies et des immigres, ou le velodrome d’Hiver ou furent rassembles les futurs deportes par la police de Vichy ≪ delimite, en realite, un espace ou l’ordre juridique normal est en fait suspendu et ou commettre des atrocites ne depend pas du droit, mais seulement du degre de civilisation et du sens moral de la police qui agit provisoirement comme souveraine252 ≫. Le camp apparait comme la limite de la biopolitique lui permettant de se transformer en politique de la mort. Il est le reflet inverse de l’etat d’exception en ce que ce dernier est un ≪ ordre sans localisation ≫ (une suspension de la norme) alors que le camp est une ≪ localisation sans ordre ≫. Il est ≪ la matrice cachee ≫ de notre realite presente dans ces zones d’attentes, ces camps de refugies mais aussi dans les ban-lieues de nos villes. L’indistinction est radicale entre totalitarisme et democratie liberale car la structure de la politique occidentale s’exprime dans le nazisme et se trouve encore presente en son essence dans des dispositifs qui nous sont familiers. On peut s’etonner de l’impossibilite pour Agamben de comprendre le nazisme autrement que comme la continuite de la politique occidentale. Nous ne nierions en aucun cas que le nazisme est un phenomene moderne qui prend ses racines dans l’histoire de l’Occident. Il serait certainement errone de le considerer comme le surgissement ex nihilo du mal radical. Une etude de la relation entre le nazisme et la modernite semble une entreprise particulierement importante dans la mesure ou elle permettrait d’identifier des points de ruptures, ou la modernite politique mais aussi l’idee d’une intervention de l’Etat dans la societe ou d’une regulation normative des conduites, de la sante, des loisirs, se transforme en des pratiques contraires aux valeurs que portent historiquement la democratie liberale. L’etude des relations entre le nazisme et la modernite est primordiale pour rappeler a l’ordre 251 Giorgio Agamben, Homo Sacer I (Le pouvoir souverain et la vie nue, op.cit. p 187 252 Ibid. p 188. Agamben rejoint ici la caracterisation de la police dans la critique de la violence de Walter Benjamin. La police ferait figure de conjonction entre une violence fondatrice de droit(souveraine) et conservatrice de droit. ≪ Elle est fondatrice de droit, car la fonction caracteristique de ce type de violence n’est pas de promulguer des lois, mais d’emettre tout sorte de decrets pretendant au statut de droit legitime ≫. Walter Benjamin, ≪ La critique de la violence ≫, in Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, p 224
  • 83. 83 les systemes politiques contemporains et deceler dans leurs structures ce qui nie leur conformation historique. Agamben depasse cette genealogie mesuree et communement admise, comme son maitre Heidegger il traverse une limite qui se condense en l’affirmation d’une identite entre nazisme et modernite, entre notre present et le camp de concentration. Cette identite n’est possible que par l’entremise d’une essentialisation de la politique, de sa confusion avec une conception d’ordre metaphysique. Chez Giorgio Agamben, la biopolitique prend la forme de cette essence qui finit par s’affirmer dans une forme politique definie, le camp. Ce dernier se definit comme le lieu de la normalite de l’exception et de la reduction de la norme au neant. Il se trouve partout et rend compte en son essence de notre politique moderne. Toni Negri a alors raison de remarquer que, chez Agamben, ≪ l’etat d’exception apparait comme un fond indifferent qui neutralise et decolore tous les horizons et les reconduit a une ontologie incapable de produire du sens, sinon en termes destructeurs(…) tout ce qui arrive dans le monde aujourd’hui, se produit comme s’il etait fige dans un horizon totalitaire et statique, comme ≪ sous le nazisme ≫253 ≫ Une question se pose alors quant au futur de la politique. Elle s’adresse avant tout a Giorgio Agamben, un penseur de cette extreme-gauche qui, depuis le 19eme siecle, affirme sa volonte de voir l’homme se liberer du joug du capitalisme et de l’Etat. Il devrait necessairement comprendre dans sa pensee, un espoir de voir le monde changer, de voir s’eteindre cette structure de l’Etat qui nous livre entierement a son propre pouvoir de nous oter la vie. C’est ici que l'usage de Schmitt et Heidegger atteint son point culminant. En effet l’etat d’exception est, sur le modele de la technique, a la fois notre plus grand malheur et notre plus grande chance. Il est donc notre seul moyen de nous reveiller de ce cauchemar ou ≪ d’un point de vue strictement politique, fascisme et nazisme n’ont nullement ete surmontes254 ≫ 253 Toni Negri, Il frutto matturo della redenzione, Il manifesto, 26 juillet 2003, cite par Jean-Claude Monod, Penser l’ennemi affronter l’exception, op.cit. p 111. 254 Giorgio Agamben, La communaute qui vient : Theorie de la singularite quelconque, Paris, Seuil, 1990, p 64. Voir aussi Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, op.cit. p 27.
  • 84. 84 b- Au-dela de la politique de l’exception Le messianisme de l’exception : Nous avons vu depuis le debut de notre recherche que l’une des cles de comprehension de ces auteurs reside dans leur utilisation de la theologie. Dans notre mouvement precedent nous avons tente de souligner l’appropriation schmittienne d’un existentialisme chretien pour sous-tendre sa theorie de l’exception souveraine. Une figure importante apparaissait deja en la personne de Saint Paul, dont les ecrits connurent un immense regain d’interet au debut du siecle dernier. Pour Carl Schmitt, le paulinisme politique se cristallisait dans la question du Katechon. Cette interrogation faisait de lui selon les mots de Jacob Taubes, ≪ un penseur apocalyptique de la contre-revolution ≫, hante par ce ou celui qui retient l’arrivee de l’Antechrist Agamben s’approprie a son tour le paulinisme politique pour traiter la question de l’exception d’une maniere inedite. Il postule que l’etat d’exception prend une resonnance theologique qui nous permet de comprendre d’une maniere renouvelee la relation paulinienne entre la Loi et les œuvres, mais aussi la maniere dont nous pourrions surmonter notre situation politique. Comme nous l’avons vu, cette rencontre entre la norme juridique et la loi divine se deploie dans la secularisation par Schmitt de l’episode du sacrifice d’Isaac par Abraham255 . Dans cette perspective, le depassement de la loi ne pouvait etre accompli que par la grace divine identifiee au pouvoir souverain. Cette tension entre la Loi et la grace est une question theologique de premiere importance car le christianisme a subi une division relative a cette question que l’on peut certainement imputer, selon Agamben, a l’apparence aporetique des theses de Saint Paul sur la loi256 . Par exemple, il est affirme que ≪ Nous croyons en effet que l’homme est justifie par la foi sans les œuvres de la loi257 ≫. Pourtant il est ecrit plus loin que ≪ la loi est sainte et le commandement est saint, juste et bon ≫ 258 . Ces deux propositions semblent se contredire et nous reveler que le propos messianique de Paul permet d’opposer 255 Abraham apparait ainsi chez Paul pour appuyer l’idee d’une preeminence de la foi sur la loi : ≪ Ce n’est pas a travers la loi que fut faite a Abraham et a sa semence la promesse de devenir les heritiers du monde, mais a travers la justice de la foi ≫ Romains IV, 13 256 Giorgio Agamben, Le temps qui reste, op.cit. p157 257 Epitre aux Romains III, 28 258 Ibid.. VII,12, voir aussi Epitre aux Galates, III,11
  • 85. 85 plusieurs figures de la loi, de complexifier son statut maintenant que le regne du Christ est imminent. Une premiere reponse se trouve dans une assertion enigmatique de Paul sur le Christ comme fin de la loi259 . En grec, cette fin se traduit Telos et signifie, selon Agamben, la fin et l’accomplissement. La loi subit dans cette configuration, ce que Paul qualifie en grec de Katargeo, une desactivation qui rend inactive la loi, la suspend, sans la detruire260 . Par consequent la fin entendue aussi comme accomplissement aurait une signification similaire a celle d’une partie de l’assomption hegelienne, de l’Aufhebung. Ceci est confirme par la ≪ decouverte ≫ d’Agamben sur le verbe desactiver/Katargein qui est traduit par Aufheben par Luther. Comme nous l’avons vu, ce terme ≪ reunit intimement deux significations opposees, celle de conserver et d’abroger ou supprimer ≫ et fonde la negativite speculative, la possibilite de la dialectique hegelienne 261 . Agamben avance donc l’hypothese que la desactivation de la loi annoncee par le Christ signifie son depassement et sa conservation. Nous pourrions opposer a cela l’explication de l’eminent exegete, Rudolf Bultmann. Dans son analyse de l’Epitre aux Romains X,4 il ecrit que pour Paul, ≪ La loi est donc seulement supprimee comme moyen d’acces a la grace divine a la valorisation de soi. Mais en tant que la Loi exprime la volonte et les exigences de dieu ; elle garde naturellement sa valeur262 ≫. Ainsi la loi ne s’acheve pas, elle est seulement mise a distance, amoindrie dans ce qu’elle possede de plus nefaste a l’humilite de l’homme devant Dieu. Cette interpretation va a l’encontre de la position d’Agamben qui considere la fin de la loi comme la figure secularisee de l’etat d’exception. On voit qu’Agamben ne manque pas ici de reinterpreter d’une maniere tres creative des questions theologiques extremement delicates. Selon lui, la Loi subirait une Aufhebung qui lui donnerait un statut totalement autre. Paul destinerait de ce fait la Loi a un sort proche de celui reserve a l’ordre juridique dans la decision souveraine de Schmitt, ≪ Paul radicalise la condition de l’etat d’exception dans lequel la loi s’applique en se des-appliquant et ne connait plus ni dedans ni dehors263 ≫. En d’autres mots, la desactivation de la loi signifie dans un premier temps qu’elle se trouve suspendue tout en etant conservee sous la forme d’une pure puissance. 259 Epitre aux Romains, X, 4 260 Giorgio Agamben, Le temps qui reste, op.cit. p 167. ≪ Le rapport du messianique a la loi n’est pas alors la destruction mais la desactivation de la loi et son ≪ inexecutabilite ≫ 261 Bernard Bourgeois, Le Vocabulaire de Hegel, op.cit., p 13 262 Rudolf Bultmann, ≪ Le Christ fin de la loi ≫, in Foi et comprehension, op. cit. p 431 263 Ibid. p180
  • 86. 86 Pour appuyer cette comparaison, Agamben revient sur la signification de l’exception. Dans celle-ci comme dans le temps messianique, il est impossible de respecter ou de deroger a la loi. Cette derniere est inexecutable car elle n’existe que sur un plan purement formel et non substantiel. Ainsi, il est impossible dans cette configuration de dire la loi, de distinguer le licite de l’illicite264 . Cet usage de l’Aufhebung marque une singuliere difference entre Schmitt et Agamben. En effet, si nous considerons que la suspension de la norme se trouve l’objet d’une decision disjonctive, ou bien …ou bien, refusant l’artifice de la negativite en faveur de la gravite de la decision ; le devenir de la loi dans le ≪ messianisme ≫ paulinien serait l’assomption de l’Etat d’exception, son passage d’une polarite apocalyptique a un horizon messianique. La desactivation est donc bien plus qu’un etat d’exception car elle engendre une plenitude de la loi, ≪ le plerome messianique de la loi est une Aufhebung de l’etat d’exception, une absolutisation de la katargesis ≫265 . Dans Etat d’exception, ce terme de plerome est oppose a un ≪ etat d’exception (qui) constitue plutot un etat kenomatique, un vide de droit ≫. Nous voyons qu’Agamben a veritablement tendance a nier le rapport qui lie l’exception a l’ordre juridique, en tout cas a le considerer d’une maniere bien plus formelle que celle de Schmitt. Ce dernier pense l’exception comme quelque chose de temporaire alors qu’Agamben en l’essentialisant, en la faisant entrer dans la normalite, vide au meme moment le droit de toute substance. Il oppose donc a cette plenitude constituante, un vide rendant compte de l’exception comme d’une transfiguration d’une pure a-nomie, d’un espace sans aucune loi. Ainsi, le contexte messianique abolit ce retablissement de la loi tout en postulant une presence latente de la loi, sa conservation ou remanence, sous une forme neutralisee ou affaiblie. Dans cette optique, la loi demeurerait mais perdrait toute force de loi, sa desactivation permettrait cependant la justice, pour autant que la loi serait observee, etudiee, mais non appliquee, ≪ Une justice sans loi n’est pas la negation, mais la realisation et l’accomplissement, le plerome de la loi ≫266 . Il ne precise pas pour autant les modalites de cette justice, ni la maniere dont nous pourrions desactiver la loi ou accomplir individuellement l’inversion de l’etat d’exception. Il dessine seulement le reflet inverse de sa conception de l’etat d’exception en tant ≪ qu’espace anomique ou l’enjeu est une force de loi 264 Justement ≪ les camps de concentration, dans lesquels tout est possible, naissent dans l’espace ouvert par l’informulabilite de la loi ≫. Ibid. p179 265 Ibid. p183 266 Giorgio Agamben, Le temps qui reste, op. cit. p 181
  • 87. 87 sans loi267 ≫ car il considere que le devenir messianique de la loi consisterait a inverser l’exception schmittienne, en ne conservant que la loi sans sa force coercitive. Agamben accomplit donc une lecture de Paul que nous qualifierions d’anarchisante ; il rapproche dans un premier temps la Loi dans le temps messianique et dans l’etat d’exception, tout en demontrant que le messianisme en constitue le depassement dans un sens hegelien. Il veut ainsi nous mener a un devenir de la Loi sans Etat ni puissance souveraine et suspendue a l’affirmation d’un etat d’exception qui mettrait fin a la normalite de l’exception a-nomique. Agamben s’inscrit alors dans une tradition bien connue de l’hegelianisme de gauche dont furent issus Marx, Bakounine, Stirner et meme Proudhon. Il partage avec eux cette fascination pour la dialectique et pour cette modalite si mysterieuse qui permet de depasser une situation tout en la conservant. La pensee de Schmitt refuse cet ≪ artifice ≫ si riche d’un point de vue speculatif pour souligner avec force l’importance de la decision. Ce debat que nous avons evoque dans notre second mouvement connait ici conclusion en tant qu’il pose deux attitudes totalement opposees face au monde. Le penseur de gauche ne peut se departir de l’idee d’un progres, d’une resolution des contradictions du monde. Pour cela, Agamben doit necessairement faire appel a un contexte messianique, a une eschatologie, ce qui le rapproche de la tradition marxiste. L’analyse de Bultmann est ici exemplaire en ce qu’elle identifie le Manifeste du parti communiste a un document messianique qui reprend la theologie chretienne de l’histoire. La reduction de l’histoire a la lutte des classes ressemble a l’histoire apprehendee par le christianisme en tant que lutte entre le bien et le mal, a la difference que dans la premiere l’exploitation prend la place du peche originel268 . En revanche, le refus de la dialectique hegelienne par Schmitt tient justement a sa recusation de la possibilite d’une philosophie de l’histoire sans jugement dernier. Car ≪ l’effet de cette rationalisation dialectique, de cette proclamation d’une logique immanente a l’histoire, est l’abandon de toute instance ultime du sens de l’histoire, instance qui ne peut etre que metahistorique ≫ 269 . Son refus de l’hegelianisme qui connut, il est vrai, sa plus grande renommee grace aux hegeliens de gauche, repose sur son christianisme qui refuse l’idee que la resolution des contradictions du monde pourrait avoir lieu dans notre temporalite, dans l’histoire. Il n’est pas du tout suspendu a l’attente d’une parousie immanente 267 Giorgio Agamben, Etat d’exception, op.cit. p 68 268 Rudolf Bultmann, Histoire et eschatologie, Neuchatel, Foi Vivante, 1959, p 91-93. Voir aussi Karl Lowith, Histoire et salut, Paris, Gallimard, 2002, p 57-79 269 Jean-Francois Kervegan, Hegel, Carl Schmitt: Le politique entre speculation et positivite, op.cit. p332
  • 88. 88 qui realiserait la cite de Dieu sur terre mais plutot angoisse par la proximite de l’apocalypse, de la fin des temps. En effet, si Agamben est un penseur du progres, aussi sombre que soit son tableau du present, Schmitt est visceralement pessimiste, il partageait l’idee de Bultmann sur l’impossibilite d’une eschatologie politique, d’une decheance radicale de l’homme. Le contexte messianique et dialectique d’Agamben se distancie fortement du discours apocalyptique et disjonctif du juriste allemand. Un point les relie car ils inscrivent le politique dans le theologique et jouent avec une secularisation qu’ils considerent comme un fait indubitable. Au centre de leur debat, une seule question, celle de l’anomie. A cette premiere divergence d’ordre theologique qui fait reapparaitre une distinction principielle entre la droite et la gauche, s’adjoint une autre separation quant a la question du Katechon, dont nous pourrions dire a la suite de Theodore Paleologue que ≪ c’est la le spectre qui traverse en tous sens les etudes schmittiennes 270 ≫. La principale piece du dossier est un extrait du deuxieme Epitre aux Thessaloniciens, III, 9 commente par Schmitt dans le Nomos de la terre et maintenant aborde par Agamben. Voici le passage d’apres une traduction usuelle : ≪ Que personne ne vous seduise d’aucune maniere. Auparavant doit venir l’apostasie et se reveler l’Homme impie, l’Etre perdu, l’Adversaire, celui qui s’eleve au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu ou recoit un culte, allant jusqu’a s’asseoir en personne dans le sanctuaire de Dieu, se produisant lui-meme comme Dieu (…) Et vous savez ce qui le retient maintenant, de facon qu’il ne se revele qu’a son moment. Des maintenant, oui le mystere de l’impiete est a l’œuvre. Mais que seulement celui qui le retient soit d’abord ecarte. Alors l’impie se revelera, et le Seigneur le fera disparaitre par le souffle de sa bouche, l’aneantira par la manifestation de sa Venue. Sa venue a lui, l’Impie, aura ete marquee, par l’influence de Satan, de toute espece d’œuvres de puissance, de signes et de prodiges mensongers 271 ≫. Ce passage a eveille l’interet de Schmitt qui l’insere dans sa ≪ philosophie de l’histoire ≫ centree autour de la question de la technique. En effet, l’antechrist se voit identifie a la technique dans un texte de 1916. Il ecrit : ≪ Le terrible magicien qu’il est recree le monde, change 270 Theodore Paleologue Sous l’œil du grand inquisiteur, op.cit., p 63 271 Voici la traduction d’Agamben. ≪ Que nul ne vous trompe en aucune maniere. Si auparavant ne vient pas l’apostasie et que n’est pas revele l’homme de l’anomie, le fils de la destruction, celui qui se dresse contre et s’eleve au-dessus de tout ce qui est appele Dieu et est objet de culte, jusqu’a sieger lui- meme dans le temple de Dieu, se montrant lui-meme comme Dieu.(…) Et vous connaissez a present ce qui retient (to katechon ), afin qu’il soit revele dans son temps. En realite le mystere de l’anomie est deja en acte, seul celui qui retient (ho katechon ), jusqu’a qu’il soit ecarte. Et alors sera revele l’anomos, que le Seigneur balaiera d’un souffle de sa bouche et rendra inoperant par l’apparition de sa presence (parousia). La presence de celui-la est selon l’etre en acte de Satan en chaque puissance… ≫ Giorgio Agamben, Le temps qui reste, op. cit. p184.
  • 89. 89 la face de la terre et devient le maitre de la nature. Elle le sert ; peu importe pour quoi, pour satisfaire des besoins artificiels pour le plaisir et le confort (…)la nature semble depassee, l’age de la securite commence ; on s’occupe de tout, une prevision et une planification intelligentes remplacent la providence272 ≫. Nous retrouvons ici plusieurs des traits que nous avions esquisses precedemment. Schmitt vit a une periode ou les intellectuels, proches de la pensee de l’existence et de ces references comme Nietzsche ou Dostoievski, pretendent vivre une crise sans precedent. La technique a envahi le monde et a produit un nouveau type d’homme meprisable, le bourgeois273 . Ces allemands en proie a une pensee de la crise ont identifie l’ere de la technique a celle du dernier homme, fade, lache, indecis et surtout liberal. Le Katekhon est alors ce qui ≪ retarde ≫ ou ≪ retient ≫ sa venue, ce qui permet au monde de faire reculer le joug de l’antechrist, de ce monde bourgeois en quete de paix et de securite, prefigurant la fin du monde. On voit que le discours de Schmitt se rapproche considerablement d’une sorte d’esprit de la revolution conservatrice, melange entre une pensee du declin et une sorte d’idealisation d’une figure eteinte de l’Occident, opposee de la meme maniere au communisme et au liberalisme et a la recherche d’une troisieme voie qui sera le nazisme. Mais alors qui est celui qui retient, ce mysterieux Kathekon ? Tout d’abord il s’agit de l’Eglise dont la creation signifie la prise en compte d’un fait fondamental ≪ le Royaume est deja la et en meme temps pas encore arrive ? 274 ≫ Dans cet intervalle, dans ce temps qui reste, l’Eglise doit tenir le role de la cite de Dieu en attendant la venue du messie. Pour Schmitt, il s’agit avant tout de l’Etat, de cet ordre dont il tente a tout prix d’assurer la survie a travers sa theorie de l’etat d’exception. Il s’inscrit dans une tradition remontant a Tertullien, qui identifiait celui qui retient a l’empire romain, et qui ecrivait ≪ nous prions pour la permanence du monde, pour la paix des choses, pour le retard de la fin ≫. 272 Carl Schmitt, Theodor Daublers ≪ Nordlicht ≫. cite par Theodore Paleologue, Sous l’œil du grand inquisiteur, op.cit., p 60. Selon Gunther Maschke, le Katekhon est ≪ la pensee centrale de la theologie politique de Schmitt … la pensee de celui qui retient, de la force qui fait obstacle sur le chemin de la reduction totale de l’existence a la fonctionnalite, a l’economie et a l’ici-bas. ≪ La rappresentazione catolica ≫, Der Staat, 28, 1989, p 569. Cite par Theodore Paleologue, op.cit., p 189 273 Strauss precise ce sentiment dans sa conference sur le nihilisme allemand : ≪ Comme l’a dit l’un de leur porte-parole en la personne de Junger, ils savaient qu’ils etaient les fils, les petits-fils et les arrieres petits-fils d’hommes sans dieux. Ce qu’ils haissaient, c’etait precisement la perspective angoissante d’un monde dans lequel chacun serait heureux et satisfait, dans lequel chacun aurait son petit plaisir diurne et son petit plaisir nocturne, un monde dans lequel aucun grand cœur ne pourrait battre et aucune grande ame respirer, un monde sans sacrifice reel autre que metaphorique, c'est-a-dire un monde ne connaissant pas le sang, la sueur et les larmes. Leo Strauss, Le nihilisme allemand, Paris, Rivages, 2004, p 42 274 Theodore Paleologue, Sous l’œil du grand inquisiteur, op. cit. p 65
  • 90. 90 Pour Giorgio Agamben, cette identification entre le Katekhon et l’Etat est a l’œuvre dans une grande partie de la theorie politique concu comme lieu de secularisation de concepts theologiques. Nous avions bien compris que la question du messianisme et de l’etat d’exception etait le lieu d’une secularisation, d’une volonte de puiser une certaine ≪ puissance discursive ≫ des theses de Paul. Neanmoins nous ne savons toujours pas quel est le sens de ce dispositif ni la signification de cette anomie qui figure l’Antechrist. Selon le penseur italien, le Kathekon irait a l’encontre du messianique en ≪ retardant le devoilement du mystere de l’anomie ≫, dans l’idee que l’anomie presente dans l’etat d’exception doit se reveler dans sa pleine lumiere a travers un etat d’exception final qui serait une sorte d’auto-negation/depassement qui revelerait sa vraie nature. Dans la conception schmittienne, l’exception suspend la norme dans le but de retablir l’ordre, de redonner vigueur a la loi. Pour cela il s’oppose a la desactivation de la Loi pour promouvoir son retablissement a tout prix, l’Etat etant ce qui retient l’antechrist / l’anomie. Des lors, dans l’esprit d’Agamben, le Kathekon est le receptacle de l’anomie voilee qui retarde le royaume messianique. Le Kathekon et l’antechrist sont alors une seule et meme chose respectivement ≪ avant et apres le devoilement final ≫. En d’autres mots l’anomie du souverain suspend la loi mais empeche son accomplissement : ≪ Le pouvoir profane –empire romain ou autre –est l’apparence qui recouvre l’anomie substantielle du temps messianique. Avec le devoilement du mystere, cette apparence est ecartee, et le pouvoir assume la figure de l’anomos, du hors-la-loi absolu275 ≫. Cette suite de paralleles audacieux permet a Agamben de renouer avec les racines messianiques de l’anarchisme que l’on peut voir a l’œuvre chez des reformateurs radicaux comme Thomas Muntzer, qui subit la double influence du millenarisme et de l’anabaptisme, ce qui lui fait considerer ≪ la revolte paysanne comme une etape fondamentale dans le jugement de Dieu276 ≫. La reforme radicale qui fut combattue tant par les catholiques que par les lutheriens, s’affirmait dans la volonte de realiser aujourd’hui la promesse du royaume de Dieu dont l’imminence de l’avenement etait une chose certaine. Au debut de la Reforme, la lutte contre la papaute a pousse Luther a identifier Rome a l’antechrist dans la mesure ou la confusion entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, autrement dit entre l’auctoritas et 275 Giorgio Agamben, Le temps qui reste, op.cit., p 188 276 Neal Blough, ≪ Thomas Muntzer ≫, in Encyclopedie du protestantisme, op.cit. p 975
  • 91. 91 la potestas denote ≪ la demarche de l’antechrist277 ≫. Puis la reforme radicale a pris une forme millenariste au Pays-Bas ou elle prepare le regne du Christ sur terre. Elle est alors proche de l’anabaptisme qui refuse le bapteme des petits enfants et inaugure ainsi une position complexe vis-a-vis du peche originel car il se rapproche de cette maniere des positions pelagiennes qui vont jusqu’a nier l’existence du peche originel. Cette idee a pour consequence qu' il serait possible de realiser, dans l’ordre politique, la promesse divine en instaurant une sorte de societe communiste. Nous voyons encore a l’œuvre une difference fondamentale entre Schmitt et Agamben, ce dernier se situant dans une longue tradition de gauche, proche a un certain degre du liberalisme par ses positions anthropologiques mais se separant de lui par son hostilite radicale a toute forme de pouvoir et par sa volonte de realiser ici-bas l’instant messianique que promet Paul dans le 1er Epitre aux Corinthiens, XV, 24 ≪ donc la fin, quand il remettra le royaume a Dieu et au Pere, quand il aura rendu inoperants (katargesei) tous les pouvoirs, toutes les autorites et toutes les puissances ≫. La politique de la profanation : Le temps qui reste prend la forme d’une theologie politique qui tente d’enoncer en termes religieux une pensee deja presente sous une forme juridique dans Etat d’exception. Cette identification entre l’anomie et l’Etat qui se cristalliserait dans la figure paulinienne et johannique de l’antechrist, y fait figure de these principale. L’identification entre l’Empire Romain et l’antechrist n’est pas en soi nouvelle, elle est l’une des principales cles de lecture de l’Apocalypse de Jean qui vise a rassurer les premieres communautes chretiennes en proie a la persecution de Rome. Cette apocalypse decrit justement ce temps qui reste entre la crucifixion et le retour du Christ/messie. La bete designant l’empire romain, dont les cornes sont les collines de Rome278 . Dans l’Etat d’exception, ce parallele se devoile encore plus clairement. Il ouvre sa reflexion par une aporie portant sur un theme que nous avions evoque precedemment, le 277 Marc Lienhard, ≪ L’antechrist ≫, Encyclopedie du protestantisme, op.cit. p29. Agamben suggere que l’histoire juridique de l’Occident s’est toujours articulee autour du principe normatif de la postestas et anomique de l’auctoritas. Leur confusion dans le cas d’Auguste ou du pape Gregoire VII serait l’element determinant qui aurait introduit et permis le developpement de l’etat d’exception comme paradigme de gouvernement. Giorgio Agamben, L’etat d’exception, op.cit. p124-148 278 Regis Burnet, Le nouveau testament, Paris, Puf, 2004 p 73
  • 92. 92 justitium :≪ les romanistes et les historiens du droit ne sont toujours pas parvenus a trouver une explication satisfaisante a la singuliere evolution semantique qui conduit le terme justitium – designation technique pour l’etat d’exception –a prendre le sens de deuil public a l’occasion de la mort du souverain ou d’un de ses proches parents279 ≫. Ce tournant coinciderait avec l’instauration du principat lorsqu’Octave devient Auguste en -27 avant J-C. Il s’expliquerait communement parce que ≪ la possibilite constante de la terreur anomique est actualisee chaque fois que les legitimations qui recouvrent l’instabilite s’ecroulent ou sont menacees ≫. Ce lien entre deuil et anomie sociale est critique par Agamben car il reposerait sur une conception de la societe proche de l’etat de nature oppose a l’ordre maintenu par le souverain. Au contraire, dans son esprit, l’etat de nature, autrement dit l’anomie, est inclus dans la personne du souverain par l’entremise de son pouvoir de vie et de mort. Agamben rejette precisement l’identification du souverain a un principe d’ordre, identique au Katekhon schmittien ou au souverain hobbesien. Ici, se trouve selon nous l’une des cles de la comprehension de cette lecture de droite a gauche de l’exception. Il s’agit d’un conflit autour de l’anomie mais plus precisement d’un refus pour Agamben de considerer encore la pertinence du concept de transgression et donc de toute idee d’ordre. En revanche, pour Schmitt, l’exception doit etre concue sous le signe de la transgression car la suspension de la regle n’enleve en rien le caractere transgressif d'un acte, une idee similaire sur ce point au sacrifice d’Isaac par Abraham. En effet, le sacri-fice sacralise un objet a travers la transgression de l’interdit du meurtre et propose donc l’idee d’un monde religieux qui se fonderait sur la transgression de l’ethique. Cela nous renvoie a la question de l’Homo Sacer, pris dans une relation d’exception qui le place dans une zone qui n’est ni celle du sacre, ni celle du profane. L’individu se trouve alors dans un statut intermediaire, indistinct qui le situe dans une sorte de no man’s land ethique et religieux. Agamben esquisse donc le reflet inverse de l’exception schmittienne qui assurait a l’ordre juridique une sorte de sacralite du fait de la concordance systematique entre sacrifice et exception. L’exception renvoyait donc, comme nous l’avons vu, a la fondation d’un ordre politique au-dela du droit et de la morale commune, ce qui eclairait les soubassements theologiques de la pensee de Schmitt. Michel Foucault, a la suite de Georges Bataille, suggere que le lien entre la transgression et la limite est positif. La limite n’est pas neutre mais se trouve plutot fortifiee par le geste transgressif et la resistance qu’elle lui oppose, il ecrit ≪ la limite et la transgression se doivent 279 Giorgio Agamben, L’etat d’exception, op.cit. p110
  • 93. 93 l’une a l’autre la densite de leur etre ≫280 , ce qui revient a dire que la regle et l’exception ne pourrait etre l’une sans l’autre. La transgression vit dans la limite et ≪ dessine le trait fulgurant qui la fait etre ≫. Elle est donc une affirmation de la limite, une contestation qui ne nie pas mais dessine les contours de ce qu’elle conteste. L’exception schmittienne ou la transgression bataillienne, dont les liens sont soulignes par Richard Wolin281 , se repondent l’une a l’autre dans la mesure ou elles ne peuvent dissoudre la relation entre le droit et l’anomie du souverain. Si nous suivons l’argumentation de Georges Bataille282 , le paradoxe de la transgression entre en connivence avec celui de l’exception, car ≪ parfois un interdit intangible est viole, cela ne veut pas dire qu’il ait cesse d’etre intangible ≫. La transgression dans ce cas est limitee, organisee, des interdits pouvant regler la transgression de la loi dans une structure commune avec l’etat de siege fictif, cet etat d’exception que l’on voudrait voir reglementer par le droit. Dans le cas de la guerre, il peut exister un droit des gens mais aussi une volonte d’agir avec discernement et sagesse. Pour Schmitt la guerre connait une limite temporelle, spatiale mais par contre ne se trouve limitee par aucun interdit, elle est le fait du prince auquel rien n’est opposable. Ainsi Carl Schmitt theorise un autre type d’exception, que Bataille entrevoit quand il ecrit que ≪ par exception, la transgression illimitee est concevable ≫. Cette transgression illimitee se concretise anthropologiquement lors de la mort du souverain qui peut produire a certains endroits ≪ un desordre sans limite ≫. Elle est donc l’exact pendant au questionnement d’Agamben sur les liens entre le deuil du roi et l’etat d’exception. Bataille cite alors son ami Roger Caillois qui consacre dans son livre l’Homme et le Sacre, un paragraphe aux ≪ sacrileges sociaux a la mort du roi ≫ 283 . Caillois s’appuie sur plusieurs exemples anthropologiques pour suggerer que la mort du roi donne lieu a ce que nous qualifierons d’etat d’exception. Aussi ≪ Aux iles Sandwich, la foule apprenant la mort du roi, commet tous les actes regardes en temps ordinaires comme criminels ≫ Le temps du desordre accompagne celui de la putrefaction et alors que le corps du roi deperit, la societe redouble de violence pour affirmer sa vitalite. La norme est retablie lorsque le corps est decompose totalement car il symbolise la conservation de l’ordre. Caillois repond alors a Agamben en ecrivant ≪ le roi, en effet, est essentiellement un Conservateur, dont le role consiste a maintenir l’ordre, la mesure, la regle, tous principes qui s’usent, vieillissent, meurent avec lui … ≫. 280 Michel Foucault, Preface a la transgression, in Philosophie, Gallimard, Paris, 2004, p195 281 Richard Wolin, Left Fascism, Georges Bataille and the German Ideology, Constellations, vol 2, n°3, Oxford, 1996 282 Georges Bataille, L’Erotisme, Paris, Les Editions de Minuit, 1957, p71-79 283 Roger Caillois, L’Homme et le Sacre, Gallimard, Paris, 1963, p147
  • 94. 94 A l’encontre de ceci, se dessine en filigrane la volonte d’Agamben de distinguer dans le souverain un principe anomique qui lui serait constitutif, un desordre qui serait inherent au souverain et ne resulterait pas de son affaiblissement ou de sa disparition. Autrement dit ≪ la relation entre souverainete et etat d’exception se presente sous la forme d’une identite entre souverain et anomie284 ≫. Agamben trouve donc dans l’Empire Romain, la source du point anomique consubstantiel du pouvoir souverain et de l’exception schmittienne. L’anomie constitutive du pouvoir imperial rejoint alors l’identification entre l’antechrist, le Katekhon et l’Empire Romain. De plus elle rend compte de l’hostilite d’Agamben a la conception de l’exception entendue comme transgression, car elle rattacherait la decision du souverain a la possibilite de l’existence effective d’un ordre. Cette exception transgressive contredirait son ontologie de l’exception par son affirmation d’une normalite, d’une zone d’application du droit. Si nous continuons nos paralleles theologico-politiques, cette zone naitrait d’un sacrifice qui donnerait une aura religieuse a l’ordre juridique. La conception du monde d’Agamben ne peut l’accepter car il recuse toutes oppositions entre le profane et le religieux ou entre le droit positif et l’anomie. Il cree donc une ontologie et une axiologie de l’indistinction qui nous place face a une realite grise et indifferenciee, dans la mesure ou ne possedons absolument aucun moyen d’y deployer de quelconques evaluations ou discriminations. La transgression ne prend donc plus de sens dans un monde du nihilisme accompli, ou il n’y a ni regles, ni ordre. Nous pouvons deja conclure que la pensee de l’exception chez Agamben est l’illustration parfaite de la celebre phrase de Benjamin que nous citions en introduction pour presenter l’influence de Schmitt sur l’extreme-gauche des annees 60. Il ecrivait ≪ La tradition des opprimes nous enseigne que l’ ≪ etat d’exception ≫ dans lequel nous vivons est la regle. Nous devons parvenir a une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous decouvrirons alors que notre tache consiste a instaurer le veritable etat d’exception ≫285 . Face a notre realite concue comme etat d’exception permanent, Agamben identifie le message paulinien a un depassement de cette exception par un etat d’exception qui mettrait fin au pouvoir souverain grace a un nouvel usage de la loi. Cette reprise de Paul s’articule autour de l’hypothese de son influence sur Walter Benjamin. Dans ce dernier chapitre du Temps qui reste, le penseur italien nous entretient avec ravissement d’une citation cachee de Paul dans un texte de Benjamin. De plus, il avance l’idee 284 Giorgio Agamben, Etat d’exception, op.cit., p 118 285 Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, op.cit. p 433
  • 95. 95 teintee d’historicisme que, pour chaque texte, il existerait ≪ un maintenant de la lisibilite ≫ (das Jetzt der LeserBarkeit ) qui suppose ≪ que toute œuvre, tout texte, contient un indice historique qui marque non seulement son appartenance a une epoque determinee, mais dit egalement qu’il ne parviendra a sa pleine lisibilite qu’a un moment precis de l’histoire ≫286 . Cette remarque est proprement historiciste et pose que le texte messianique de Paul ne peut veritablement etre compris qu’aujourd’hui, en ce qu’il repond aux exigences de ≪ la politique qui vient ≫. Dans sa lecture de la critique de la violence de Walter Benjamin, se joue l’opposition entre la tentative schmittienne d’inscrire la violence ( Gewalt traduisible par pouvoir) a l’interieur du droit et la position benjaminienne d’une violence pure totalement exterieure a l’ordre juridique. Son exteriorite s’accompagne aussi de la possibilite enfin conquise de la deposition du droit en tant que telle, de sa desactivation. En ce sens, l’Etat d’exception comme lieu de l’anomie est ici libere du joug de la souverainete, de la force de loi, de la meme maniere que l’etat d’exception messianique accomplissait la loi en la denuant de toute force coercitive. Le sentence de Benjamin prend alors le sens d’une refutation en regle de la position schmittienne, a l’aune de la transformation de la republique de Weimar en Etat national-socialiste. L’etat d’exception ne peut plus sauvegarder la possibilite du droit, ni ≪ reinscrire la violence dans un contexte juridique287 ≫. L’assomption de cette violence, de cette anomie denuee de toute relation au droit serait alors notre seul espoir. Il continue ses conclusions du Temps qui reste en nous entretenant du nouveau droit instaure par ≪ un veritable etat d’exception ≫, autrement dit par la desactivation de la Loi. En comparant son questionnement a celui du christianisme primitif et a celui du marxisme sur le devenir du droit dans le regne messianique ou dans la societe sans classes, il s’inscrit avec force dans la tradition de la theologie politique d’extreme-gauche. Mais sa reponse se fait confuse, il s’agirait d’un droit que l’on etudie sans jamais l’appliquer et d’une justice enfin capable de s’accomplir car elle ≪ apparait comme un bien absolument inappropriable, qu’on ne saurait soumettre a l’ordre juridique288 ≫. Cette proposition est assez indistincte et nous renvoie a la globalite du projet politique d’Agamben. Au centre de celui-ci se trouve une conception determinee de l’existence politique. Celle-ci ne se definit pas a travers un destin ou une mission historique mais comme la prise en compte d’un homme ≪ qui n’est defini par aucune operation propre- c'est-a-dire un 286 Giorgio Agamben, Le temps qui reste, op.cit. p 243. 287 Ibid. p 101 288 Walter Benjamin, Notizen zu einer Arbeit uber die Kategorie der Gerechtigkeit, in Frankfurter Adorno-Blatter, 4, 1992, p 41, cite par Giorgio Agamben, Etat d’exception, op.cit. p 109
  • 96. 96 etre de pure puissance, qu’aucune identite ni aucune vocation ne peuvent epuiser289 ≫. Cette definition de l’homme comme essentiellement desœuvre devrait se realiser politiquement dans la promotion d’une apprehension ludique de la realite. Le droit apres l’etat d’exception permanent devrait donc etre reduit a la dimension d’un jeu, d’un moyen denue de toute finalite. Cela correspond au processus de desactivation qui est l’envers du sacrifice et de la transgression. La profanation/desactivation est justement le retour au profane de ce qui etait jusque la considere comme sacre, c’est ≪ une nouvelle dimension de l’usage que les philosophes et les enfants livrent a l’humanite290 ≫. Il l’oppose a la secularisation en ce qu’elle ≪ implique une neutralisation de ce qu’elle profane. Une fois profane, ce qui n’etait pas disponible et restait separe perd son aura pour etre restitue a l’usage. Il s’agit dans les deux cas d’operations politiques : mais tandis que la premiere (la secularisation) concerne l’exercice du pouvoir qu’elle garantit en le reportant a un modele sacre, la seconde desactive les dispositifs du pouvoir et restitue a l’usage commun les espaces qu’il avait confisques ≫291 . Pour revenir a ce type d’usage, il faut redefinir l’articulation entre moyens et fins, de maniere a rejeter toute raison instrumentale. La liberation de toutes formes de fins est donc la tache de la praxis politique qui prendrait en compte l’existence de l’homme concue comme une pure puissance ne possedant aucunes causes finales. Il revient sur le texte de Benjamin sur le nouvel usage du droit et ajoute qu’ainsi ≪ les puissances de l’economie, du droit et de la politique, desactivees dans le jeu, deviennent les portes d’un bonheur neuf292 ≫. Du point de vue de la pratique politique, cela signifie le crepuscule de l’Etat et du concept de souverainete. Mais aussi une redefinition de la politique et de la relation qu’elle institue entre la violence et le droit. Ce qui signifie qu’Agamben ne promeut apparemment pas une quelconque revolution ou un soulevement politique mais une sorte de redefinition de notre rapport a la realite. Pour autant desactiver le droit, accomplir l’etat d’exception effectif, signifie bel et bien un depassement sans precedent de la politique moderne, l’interruption du ≪ fonctionnement de la machine qui est en train de mener l’Occident a la guerre civile mondiale293 ≫. Nous nous trouvons alors devant le sentiment etrange que face a une telle precision dans la description de la catastrophe sans cesse actualisee dans notre realite, il n’oppose que de vagues reponses qui ne portent sur aucunes configurations precises de l’exception et sur les possibilites concretes d’y remedier. Il critique seulement la structure du 289 Giorgio Agamben, ≪ Heidegger et le nazisme ≫, in La puissance de la pensee, op. cit. p 280 290 Giorgio Agamben, Profanations, op.cit. p 95 291 Carl Schmitt, Theologie politique II (1969), op.cit. p 112 292 Ibid. p 96 293 Giorgio Agamben, Etat d’exception, op.cit. p 147
  • 97. 97 droit dans sa totalite, ce qui nous rappelle avec vigueur le lien indissoluble qu’il construit entre metaphysique et politique. En effet, la question de l’anomie possede un pendant metaphysique, cette ≪ gigantomachie autour d’un vide ≫ repondant directement a une gigantomachie autour de l’ousia presente dans le Sophiste de Platon et reprise par Heidegger294 . La violence pure, cette anomie qui rend la loi indiscernable et inexecutable repond a l’etre pur qui constitue le centre de la philosophie de Heidegger. L’integration de l’anomie dans le droit tel que le souhaite Schmitt est alors le pendant d’une ≪ strategie onto-theo-logique, vouee a capturer l’etre pur dans les mailles du Logos ≫. Nous pouvons donc penser que l’action politique se double d’une incitation a repenser nos categories philosophiques. Pourtant nous ne pouvons eluder le propos precisement revolutionnaire d’Agamben, car il serait maladroit de ne pas considerer que la desactivation du droit, place cet auteur dans la frange la plus anarchiste de l’extreme-gauche. Sa volonte de voir s’eteindre le pouvoir souverain est sensiblement proche de celle de Bakounine ou de Stirner. Il est vrai qu’Agamben ne detaille pas les moyens de voir advenir la politique qu’il appelle de ses vœux. Cependant, nous pouvons dire qu’il ne considere pas l’action politique sous un angle seulement philosophique ou esthetique. La desactivation n’est pas la creation d’une nouvelle representation du droit, mais la destruction pure et simple de toute l’architecture juridique de l’Etat moderne. Dans ce cas, ces incitations a repenser une nouvelle philosophie adaptee a la politique de la profanation ne fait que confirmer l’influence pregnante de la theologie politique de Schmitt sur sa pensee. Ce dernier pensait justement a la suite de Hegel qu’ ≪ Il faut considerer comme une folie des temps modernes que de faire une revolution sans reforme et de croire que, avec les anciennes religions et leurs divinites, une constitution opposee de l’Etat puisse posseder en soi le repos et l’harmonie295 ≫ 294 Martin Heidegger, Etre et temps, op.cit. p 25 295 Cite par Carl Schmitt, Theologie Politique II, op. cit. p153
  • 98. 98 Conclusion : Notre recherche est nee d’un questionnement portant sur l’attraction de l’extreme- gauche pour une figure aussi discutee que Carl Schmitt. Notre regard s’est tourne vers Agamben car il semblait l’une des meilleures illustrations de ce qui nous semblait le trait le plus marquant de cette reception, la theologie politique. En effet la theologie politique de Carl Schmitt est certainement l’un des points les plus interessants de sa doctrine car elle rend compte des deux principales modalites de sa critique du liberalisme. Elle se deploie d’une part dans la negation de la possibilite d’un Etat de droit et d’autre part dans l’affirmation d’une homologie ou d’une confusion entre la metaphysique (entendue comme onto-theologie) et la politique. L’etat d’exception chez Agamben nous semble relever de ces deux theses anti-liberales, car son usage de ce concept opere aussi une negation radicale de toute idee d’effectivite du droit et remet en cause radicalement la limite instituee entre metaphysique et politique. La specificite d’Agamben reside dans ce caractere permanent qu’il octroie a l’etat d’exception, qui rendrait compte de l’impossibilite de differencier la democratie liberale du nazisme quant a leur essence. Pour mieux comprendre cette these, il nous fallait operer un retour vers les principales influences de ces deux pensees. Nous avons sciemment limite, dans un premier temps, notre investigation a son versant theologique, determinant dans le cas de Schmitt. Ce dernier s’inscrirait dans un mouvement alors pregnant en Allemagne, qui se developpe en philosophie autour de l’existentialisme et en theologie au sein de la theologie dialectique ou dite de la crise. Ce point de depart devait nous mener a la configuration proprement existentielle de l’exception. Ce proces de secularisation nous a amene a comprendre qu’au-dela d’une theorie juridique, l’exception est sous-tendue par des presupposes philosophiques et theologiques qui prennent racine dans une sorte de theologie de la decision. Ce theme nous a permis de continuer a construire une rencontre entre Schmitt et Heidegger, qui nous semblait determinante en vue d’une juste apprehension de l’œuvre d’Agamben et plus particulierement de son entreprise d’essentialisation de l’exception. Nous avons tente de tisser ce lien avec Heidegger tout au long de notre recherche, car il nous paraissait important de comprendre le contexte de la production de ces deux theories de l’exception. De plus l’apparente similitude des enonces schmittiens et heideggeriens dissimule
  • 99. 99 a nos yeux l’influence ici determinante de Carl Schmitt. En effet l’appropriation d’Heidegger est vraisemblable dans la mesure ou la relation d’exception, la politisation de la vie nue serait ≪ la tache metaphysique par excellence ≫. Elle prendrait donc une place similaire a la technique dans sa pensee jusque dans sa possession de cette ambiguite qui en fait a la fois notre plus grand malheur et notre plus grande chance. Ce messianisme est capital chez Agamben car il fonde la possibilite pour l’exception de se transfigurer en un depassement de la politique moderne. Cet ≪ au-dela ≫ aurait pour tache de differencier a jamais le droit, de l’appareil qui assure son application. Il nous semble qu’apparait dans cette opposition entre la pure forme de loi et la force de loi sans loi, le point decisif de l’appropriation de Schmitt par Agamben. En effet si son but politique est de distinguer la decision de l’exception et le droit, sous le pretexte que tout ordre juridique serait ontologiquement anomique, alors il a la singularite de considerer que la theorie juridique de Schmitt est la verite de la structure de la democratie liberale. En d’autres mots, l’anomie du pouvoir souverain dont il atteste la presence depuis l’Empire Romain, est au centre de la decision schmittienne et rend parfaitement compte de son apparent formalisme. Nous avons ajoute que nous la considerions comme un nihilisme car dans, un premier temps, elle signifiait que la decision possedait une valeur intrinseque et donc qu’elle ne reposait sur rien d’autre que la volonte du souverain. Nous pouvons maintenant dire que la decision schmittienne repose aussi sur une angoisse trouvant ses origines dans une foi en la decheance de l’homme. Les possibles du politique sont sans cesse ordonnes a la possibilite d’une annihilation, ce qui a pour consequence une fondation de la politique sur le conflit, sur la possibilite de la mort violente. Agamben s'est donc approprie le decisionnisme schmittien pour construire sa theorie politique. Les consequences sont une normalisation de l’exception, un formalisme juridique qui s’exprime dans cette idee de force de loi sans loi et une hostilite certaine a toute forme de limitation de l’Etat par le droit. Cette appropriation est encore plus forte lorsqu’il s’agit de penser la relation entre la metaphysique et la politique. Ce second point nous semble capital car il eclaire particulierement l’etendue de la dette d’Agamben envers Schmitt. Le penseur italien cree en effet une veritable metaphysique pour sens-tendre son concept d’exception, exactement de la maniere dont Schmitt concevait l’exception comme la transfiguration de la grace divine mais aussi comme l’expression politique d’une metaphysique specifique. La double dimension onto-theologique inscrit donc l’exception comme ce qui est essentiel a la totalite du politique, ce qui est le plus commun et ce qui est le plus eleve, ce qui fonde la politique moderne et son depassement a venir. Agamben construit donc une onto-theologie politique sur le modele
  • 100. 100 schmittien mais son appartenance a l’extreme-gauche le distingue dans ses references et ses fins. Les causes de cette distinction essentielle sont une profonde divergence autour de la possibilite d’extraire le droit de tout rapport a la souverainete et donc de penser une politique en-dehors de l’Etat. Ces deux auteurs sont des juristes de formation mais l’attachement corporatiste de Schmitt se distingue fortement de l’anarchisme du penseur italien. Ce dernier nous parait appartenir a cette mouvance de l’extreme-gauche, par son gout pour des penseurs comme Guy Debord ou le jeune Walter Benjamin mais aussi par sa volonte absolue de penser un au-dela de l’Etat ou de la metaphysique. Cette reference constante a Heidegger est peut-etre tributaire de cette hostilite acharnee a toute forme de metaphysique qui semble a ses yeux l’articulation principale du ban souverain. Pourtant nous avons vu qu’il construisait a nos yeux une veritable metaphysique de l’exception qui semble bien eloignee de la mefiance viscerale du dernier Heidegger vis-a- vis de toute philosophie politique. Selon Hanna Arendt il pensait que ≪ le philosophe a abandonne la pretention de ≪ sagesse ≫ et la connaissance des modeles eternels pour les affaires perissables de la cite des hommes296 ≫, qu’il doit donc renoncer a fonder, sur les verites issues de son investigation, des affirmations politiques ou axiologiques. Agamben semblerait donc bien plus proche de Schmitt dans la mesure ou il subordonne un questionnement philosophique a des determinations politiques. Ses concepts ont une polarite polemique qui enleve a son discours le statut ≪ historico-philosophique ≫ qu’il veut lui octroyer, car il s’engage dans une argumentation politique qu’il concoit sur un mode conflictuel. La philosophie devient une arme pour entreprendre une remise en question du liberalisme dans le champ de la metaphysique et nous place a notre tour face a une disjonction decisive, ou bien l’anomie ou bien l’anarchie. Ainsi ses livres contiennent de nombreuses mises en relation d’un probleme politique avec un questionnement metaphysique. L’aporie vers laquelle il nous semble buter se trouve justement dans cette subordination de la politique a une instance autre. Elle ne peut guere faire sens en dehors d’une sorte de poetique des concepts qui nous semble bien peu apte a faire face a la ≪ catastrophe biopolitique ≫ que nous serions en train de vivre. Car si l’histoire de la politique occidentale est celle d’une anomie sans cesse reliee au droit grace a la figure du souverain, il nous est impossible de ≪ reaffirmer le primat d’une norme et de droits qui, en 296 Hanna Arendt, La philosophie de l’existence et autres essais, op.cit. p226
  • 101. 101 derniere instance, ont en (l’etat d’exception) leur fondement297 ≫ Il ne peut donc y avoir de quelconque ≪ retour ≫ a l’Etat de droit car celui-ci ne prit jamais de realite. Des lors, si nous suivons Jean-Claude Monod, nous pouvons demander a Agamben ce que Renaut et Ferry reprochaient deja a Heidegger. ≪ Si ce qui s’exprime a travers les valeurs des droits de l’homme est inseparable de ce qui se joue dans l’age de la technique, comment le phenomene totalitaire qui se profile a l’horizon de la technicisation du monde pourrait-il etre veritablement mis en question a partir d’une idee du droit procedant en realite de la meme logique que lui298 ? ≫ Ainsi quelle est la base de la critique d’Agamben ? Que signifie la permanence de l’Etat d’exception si le droit n’a jamais vraiment pris d’autre realite que le ban souverain ? Enfin de quel droit ou de quelle Loi nous entretient Agamben lorsqu’il utilise le terme de desactivation ? Sa reduction du droit a l’anomie ne lui permet donc plus d’evaluer la realite, de distinguer l’etat d’exception de la normalite. De plus, en transformant le camp en essence de la modernite politique, il nous a ferme toute possibilite de critiquer des structures existantes a l’aide d’un etalon tel que l’exception normalisee du camp de concentration. Cela est comprehensible si nous gardons a l’esprit que la theorie de Schmitt preparait ce type d’interpretation, en posant qu’une decision purement formelle, en-dehors de toute historicite, etait a l’origine de l’ordre juridique. Agamben reprend donc cette these et radicalise la position de Schmitt qui prefigurait certainement une partie des pratiques qui se materialiseront dans le totalitarisme nazi. Enfin nous pouvons nous etonner de l’absence totale de la question du totalitarisme sovietique dans sa theorie de l’exception, ce qui est assez etonnant, si nous considerons qu’il se situe de lui-meme dans l’heritage intellectuel d’Hanna Arendt. De plus, il nous propose d’identifier le nazisme et le liberalisme en etudiant notre realite politique a l’aide des concepts juridiques et philosophiques de deux penseurs qui furent membres du NSDAP. On peut penser que ces concepts n’ont alors rien de neutre ou de scientifique mais possedent sans aucun doute une polarite politique qui les oppose frontalement a "l'ideal liberal". Par consequent Agamben nous place face a un vide axiologique qui nous ferme la porte de toute evaluation et de toute ethique. Ce stade au sens kierkegaardien ne nous est plus accessible car l’exception n’entretient plus une quelconque dialectique avec la normalite. Des 297 Giorgio Agamben, Etat d’exception, op.cit. p146 298 Luc Ferry, Alain Renaut, Heidegger et les modernes, op.cit.
  • 102. 102 lors sa genealogie de l’exception exclut de jure et de facto ce qui ne peut etre integre dans sa theorie explicative de la politique dans sa totalite. Les elements de discontinuite, de hasard ou de liberte ne prennent aucune place car nous sommes entraines dans un processus historique qui nous subsume. Ainsi son idee prometteuse d’une existence politique qui se definirait comme pure puissance, car elle ne necessiterait pas le besoin de poser des finalites, de posseder une teleologie, rentre finalement en contradiction avec son messianisme de l’exception ou pour utiliser les termes de Bataille avec son "projet de sortir du projet".
  • 103. 103 Bibliographie indicative : Nous avons choisi de presenter par ordre chronologique les bibliographies selectives des principaux auteurs de notre corpus. Giorgio Agamben : La communaute qui vient (theorie de la singularite quelconque), Paris, Seuil,, 1990. Trad. de l’italien par Marilene Raiola, La comunita che viene, Torino, Bollati Boringhieri, 2001, 93p. Homo Sacer I (Le pouvoir souverain et la vie nue), Paris, Seuil, 1997, 213p. Trad. de l'italien par Marilene Raiola, Homo Sacer : il potere sovrano e la nuda vita, Torino, Einaudi, 1995, 225 p Moyens sans fins : notes sur la politique, Paris, Rivages, 2002, 153 p. Trad. de l’italien par Daniele Valin, Mezzi senza fine : note sulla politica, Torino, B. Boringhieri, 1996, 110 p Le temps qui reste : un commentaire de l'Epitre aux Romains, Rivages, 2000, 271 p. Trad. de l'italien par Judith Revel, Il tempo che resta : un commento alla Lettera ai Romani, Torino, B. Boringhieri, 2000, 177 p Etat d'exception (Homo Sacer II, 1), Paris, Seuil, 2003, 151 p. Trad. de l'italien par Joel Gayraud, Stato di eccezione (Homo Sacer II, 1), Torino, Bollati Boringhieri, 2003, 120 p Ce qui reste d'Auschwitz : l'archive et le temoin (Homo Sacer III), Paris, Rivages, 2003, 192p. Trad. de l'italien par Pierre Alferi, Quel che resta di Auschwitz : l'archivio e il testimone (Homo Sacer III), Torino, Bollati Boringhieri, 1998, 165 p Profanations, Paris, Rivages, 2005, 119 p. Traduit de l'italien par Martin Rueff, Profanazioni, Roma, Nottetempo, 2005, 108 p La puissance de la pensee : essais et conferences, Paris, Rivages, 2006, 346 p. Traduit de l'italien par Joel Gayraud et Martin Rueff, La potenza del pensiero : saggi e conferenze, Vicenza, N. Pozza, 2005, 408 p Qu’est ce qu’un dispositif, Paris, Rivages, 2007, 50 p. Trad. de l’italien par Martin Rueff, Che cos'e un dispositivo?, Roma, nottetempo, 2006, 35 p.
  • 104. 104 Carl Schmitt Œuvres : Romantisme Politique, Paris, Ed. Valois, 1928. 167 p Trad. de l’allemand par Pierre Linn, Politische Romantik (1919), Berlin, Duncker & Humblot, 1998 La Dictature, Paris, Seuil, 2000, 329 p. Trad. de l'allemand par Mira Koller et Dominique Seglard, Die Diktatur : von den Anfangen des modernen Souveranitatsgedankens bis zum proletarischen Klassenkampf (1921), Berlin : Duncker & Humblot, 1989, 258 p. Theologie politique: 1922, 1969, Seuil: Paris, 1988, 182 p. Trad. de l’allemand par Jean- Louis Schlegel: Politische Theologie : vier Kapitel zur Lehre von der Souveranitat(1922), Berlin, Duncker & Humblot, 1993, 70 p. Politische Theologie II : die Legende von der Erledigung jeder politischen Theologie(1969), Berlin, Duncker & Humblot, 1990, 126 p Parlementarisme et democratie, Paris, Seuil, 1988, 214 p, Trad. de l'allemand par Jean-Louis Schlegel, Die geistesgeschichtliche Lage des heutigen Parlamentarismus(1923), Munchen, Duncker &Humblot, 1926, 90 p Roman Catholicism and political form, Westport, Greenwood, 1996, 68 p. Trad. de l’allemand par Gary Ulmen, Romischer Katholizismus und politische Form (1923), Stuttgart, Klett-Cotta, 1984. Theorie de la constitution, Paris, Puf, 1993, 576 p. Trad. de l'allemand par Lilyane Deroche, Verfassungslehre(1928), Berlin, Duncker und Humblot, 1989, 403 p La notion de politique, Paris, Flammarion, 1992, 323 p. Trad. de l'allemand par Marie-Louise Steinhauser, Der Begriff des Politischen, mit einer Rede uber das Zeitalter der Neutralisierungen und Entpolitisierungen, neu herausgegeben von Carl Schmitt (1932), Munchen und Leipzig, Duncker und Humblot, 1932, 82 p Les trois types de pensee juridique, Paris, Puf, 1995, 115p. Trad. de l'allemand par Mira Koller et Dominique Seglard, Uber die drei Arten des rechtswissenschaftlichen Denkens (1934), Berlin, Duncker und Humblot, 1993 Glossarium : Aufzeichnungen der Jahre 1947-1951, Berlin, Duncker & Humblot, 1991, 364p
  • 105. 105 Œuvres sur Carl Schmitt : Herrera Carlos-Miguel dir. Le droit, le politique. Autour de Max Weber, Hans Kelsen, Carl Schmitt. Paris, L'Harmattan, 1995, 311 p Lowith Karl, ≪ Le Decisionnisme Occasionnel de Carl Schmitt ≫, Les Temps Modernes, n°544, Nov.1991, p 15-40 Kennedy Ellen, Constitutionnal failure : Carl Schmitt in Weimar, Durham, Duke university press, 2004, 256 p Kervegan Jean-Francois ≪ L’enjeu d'une theologie politique : Carl Schmitt ≫, Revue de Metaphysique et de Morale, 2/1995. Kervegan Jean-Francois, Hegel, Carl Schmitt : Le politique entre speculation et positivite: Paris, Puf, 2005, 349 p McCormick John P., Carl Schmitt’s critique of liberalism : against politics as technology, Cambridge, New York, Cambridge university press, 1997, 352 p Meier Heinrich, Carl Schmitt, Leo Strauss et la notion de politique : Un dialogue entre absents, Paris, Julliard, 1990. Trad. de l’allemand par Francois Manent, Carl Schmitt, Leo Strauss und " Der Begriff des Politischen ". Zu einem Dialog unter Abwesenden, Stuttgart, J.B Metzler, 1988, 141 p Meier Heinrich, Leo Strauss : le probleme theologico-politique, Paris, Bayard, 2006, 158p. Trad. de l’allemand par Pierre Rusch, Das theologisch-politische Problem : zum Thema von Leo Strauss, Stuttgart, Weimar, J.B Metzler, 2003, 86 p Meier Heinrich, The lesson of Carl Schmitt: four chapters on the distinction between political theology and political philosophy, Chicago, University of Chicago press, 1998, 179 p. Trad. de l’allemand par Marcus Brainard, Die Lehre Carl Schmitts : vier Kapitel zur Unterscheidung politischer Theologie und politischer Philosophie, Stuttgart, Weimar, J.B Metzler, 2004, 271 p Monod Jean-Claude ≪ Destin du Paulinisme Politique : Barth, Schmitt, Taubes ≫, Esprit, fevrier 2003 Monod Jean-Claude, Le ≪ probleme theologico-politique au XX e siecle ≫, Esprit, fevrier 99 Monod Jean-Claude, La Querelle de la secularisation : Theologie politique et philosophies de l’histoire de Hegel a Blumenberg, Paris, J.Vrin, 2002, 317 p Valadier Paul, ≪ Carl Schmitt : une theologie politique ≫, Etudes, novembre 1996 Wolin Richard, ≪ L’existentialisme politique de Carl Schmitt et l’Etat Total ≫, Les Temps Modernes, 1990,
  • 106. 106 Zarka Yves Charles, Un detail nazi dans la pensee de Carl Schmitt, Paris, Puf, 2005, 95 p La reception de Carl Schmitt dans l’extreme-gauche : Balibar Etienne, ≪ Le Hobbes de Schmitt, le Schmitt de Hobbes ≫ In Carl Schmitt, Le Leviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes: Paris, Seuil, 2002, p1-64 Monod Jean-Claude, Penser l’ennemi, affronter l’exception : reflexions critiques sur l’actualite de Carl Schmitt, Paris, La Decouverte, 2006, 191 p Mouffe Chantal dir., The challenge of Carl Schmitt, London, Verso, 1999,256 p Mouffe Chantal, ≪ Penser la democratie moderne avec, et contre Carl Schmitt ≫, Revue francaise de science politique, Vol 42, n°1, 1992, Muller Jan-Werner, A Dangerous Mind : Carl Schmitt in Post-War European Thought, New Haven, Yale University Press, 2003, 292 p Interview de Toni Negri, Mouvements, n°37, Janvier-fevrier 2005 Negri Antonio, Le pouvoir constituant : Essai sur les alternatives de la modernite, Paris, Puf, 1997, 447 p. Trad. de l’italien par Etienne Balibar et Francois Matheron, Il potere costituente : saggio sulle alternative del moderno, Carnago, Sugarco, 1992, 431 p Taubes Jacob, En divergent Accord (a propos de Carl Schmitt), Paris, Rivages, 2003, 125p. Trad. de l’allemand par Philippe Ivernel, Ad Carl Schmitt. Gegenstrebige Fugung,Berlin, Merve Verlag, 1987, 80 p. Taubes Jacob, La Theologie Politique de Paul (Schmitt, Benjamin, Nietzsche, Freud), Paris, Seuil, 1999, 187 p. Trad. de l’allemand par Mira Koller, Die politische Theologie des Paulus : Vortrage, gehalten an der Forschungsstatte der evangelischen Studiengemeinschaft in Heidelberg, 23.-27. Februar 1987, Munchen, Wilhelm Fink, 1993, 200 p
  • 107. 107 Influences theologiques et philosophiques : Œuvres de Søren Kierkegaard : Le nom de l’auteur renvoie au pseudonyme utilise lors de la premiere publication. Eremita Victor, Ou bien … Ou bien, Paris, Robert Laffont, 1993, p13-669. Trad. du danois par Paul-Henri Tissaut, 2 vol, Enten-eller(1843), København, Gyldendal, 1981, 437 p/338 p Constantius Constantin, La repetition : essai de psychologie experimentale, Paris, Rivages, 2003. Trad. du danois par Jacques Privat, Gjentagelsen : et Forsøg i den experimenterende Psychologi (1843), Højbjerg, Hovedland, 2001,137 p Vigilius Haufniensis, Le concept d’angoisse, Paris, Gallimard, 1990, 498 p. Trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, Begrebet Angest, København, Gyldendal, 1961, 238p Climacus Johannes, Post-scriptum aux miettes philosophiques, Paris, Gallimard, 1949, 531p. Trad. du danois par Paul Petit, Afsluttende uvidenskabelig Efterskrift til de philosophiske Smuler : Mimisk-pathetisk-dialektisk Sammenskrift, existentielt Indlæg (1846), Kristiania, Gyldendalske Boghandel. Nordisk Forlag, 1904, 561p De Silentio Johannes, Crainte et Tremblement, Paris, Rivages, 2000, 240p Trad. du danois par Charles le Blanc, Frygt og Baeven (1843), Oslo, Gyldendal, 2001, 126 p Anti-Climacus, Le Traite du desespoir (la maladie a la mort), Paris, Gallimard, Folio, 1949, 251 p. Trad. du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau. Sygdomnen til Doden (1849), Copenhagen, Gyldendal, 1995, 191 p Œuvres sur Søren Kierkegaard : Cauly Olivier, Kierkegaard, Paris, Puf, 1996, 127 p Clair Andre, Kierkegaard : Penser le singulier, Paris, Cerf,1993, 220 p Clair Andre, ≪ La pensee ethique de Kierkegaard : l’articulation entre norme et decision≫, Kairos, n°10, 1997, Farago France, Comprendre Kierkegaard, Paris, Armand Colin, 2005, 215 p Farago France, Søren Kierkegaard l’epreuve de soi, Paris, Ed. Michel Houdiard, 2007, 119 p Le Blanc Charles, Kierkegaard, Paris, Les belles lettres, 2004, 141 p Jean Wahl, Kierkegaard, Paris, Hachette, 1998, 318 p
  • 108. 108 La theologie de la crise : Arrigoni, Ermanno, Alle Radici della Secolarizzazione : La Teologia di Gogarten, Turin Marietti,1981, 150p Barth Karl, L’Epitre aux Romains, Geneve, Labor et fides, 1967, 514 p. Trad. de l’allemand par Pierre Jundt, Der Romerbrief, Munchen, Kaiser, 1922, 531 p Bultmann Rudolf, Foi et comprehension, vol 1, Paris, Seuil, 1969, 699p. Trad. de l’allemand par Andre Malet, Glauben und Verstehen, Tubingen, Mohr, 1964 Bultmann Rudolf, Histoire et eschatologie, Neuchatel, Foi Vivante, 1959, 206p. Trad. de l’allemand par R. Brandt, Geschichte und Eschatologie, Tubingen, J. C. B. Mohr, 1958, 188p Gibellini Rosino, Panorama de la theologie au XXe siecle, Paris, Cerf, 2004, 684 p Gisel Pierre dir. Encyclopedie du protestantisme, Paris, Puf, 2006, 1572 p Gisel Pierre dir., Karl Barth : Genese et reception de sa pensee, Paris, Geneve, Labor et fides, 1987,276 p Lacoste Jean-Yves dir., Dictionnaire critique de theologie, Paris, Puf, 1998, 1314 p Mohler Armin, La Revolution Conservatrice en Allemagne 1918-1932, Paris, Pardes, 1993, 894 p. Trad. de l’allemand par Henri Plard et Hector Lipstick, Die Konservative Revolution in Deutschland, 1918-1932, Graz, Ares, 643 p. Muller Denis, Karl Barth, Paris, Cerf, 2005, 372 p Œuvres de Martin Heidegger : Etre et temps, Paris, Gallimard, 1986, 589 p. Trad. de l’allemand par Francois Vezin, Sein und Zeit, Tubingen, M. Niemeyer, 1993, 445 p Introduction a la metaphysique, Paris, Gallimard, 1967, 226 p. Trad. de l’allemand par Gilbert Kahn, Die Einfuhrung in die Metaphysik, Tubingen, M. Niemeyer, 1953. ≪ Lettre sur l’humanisme ≫, Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1990, p67-130. Trad. par Roger Munier, Uber den Humanismus :Brief an Jean Beaufret, Berne, Francke, 1947 ≪ L’epoque des Conceptions du Monde ≫, in Chemins qui ne menent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p 99-147. Trad. de l’allemand par Wolfgang Brockmeier, ≪ Die Zeit des Weltbildes ≫, in Holzwege, Francfort, Klostermann, 1949, p69-104 Le Mot de Nietzsche ≪ Dieu est Mort ≫, in Chemins qui ne menent nulle part, op. cit. Trad. de l’allemand par Wolfgang Brockmeier, Nietzsches Wort : ≪ Gott ist Tot ≫, Holzweg, Franfort, Klosterman, 1949, p 253-322
  • 109. 109 ≪ La question de la technique ≫, in Essais et conferences, Paris, Gallimard, 1958, p 9-48. Trad de l’allemand par Andre Preau, in Vortrage und Aufsatze, Pfullingen, G. Neske, 1954, 283 p ≪ La Constitution Onto-Theo-Logique de la Metaphysique ≫, In Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968. p277-308. Trad. de l’allemand par Andre Preau, ≪ Die onto-theo-logische Verfassung der Metaphysik≫, in Identitat und Differenz, Neske, Pfullingen, 1957, p 35-73 Nietzsche II, Paris, Gallimard, 1971, 402 p. Trad. de l’allemand par Pierre Klossowski, Nietzsche II, Pfullingen, Gunther Neske, 1961. Reponses et questions sur l’histoire et la politique, Paris, Mercure de France, 1988, 81p. Trad. de l’allemand par Jean de Launay, ≪ Nun noch ein Gott kann us retten ≫, Der Spegiel, 31 mai 1976. Œuvres sur Martin Heidegger : Arendt Hanna, La Philosophie de l’existence et autres essais, Paris, Payot, 2000, 246 p. Trad. de l’anglais par Anne Damin, Essays in understanding 1930-1954, New York, Harcourt Brace, 1994, 458 p Barash Jeffrey Andrew, Heidegger et son Siecle : Temps de l’Etre, temps de l’histoire, Paris, Puf, 1995, 188 p Bourdieu Pierre, L’ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Ed. de Minuit, 1988, p122 Heidegger a plus forte raison, Paris, Fayard, 2007, 527 p Capelle Philippe, Philosophie et Theologie dans la pensee de Martin Heidegger, Paris, Cerf, 2001, 281 p Faye Emmanuel, Heidegger : l’introduction du nazisme dans la philosophie, Paris, Albin Michel, 2007, 767 p. Ferry Luc, Renaut Alain, Heidegger et les modernes, Paris, Livre de poche, 2001, 186 p Munster Arno, Heidegger la ≪ science allemande ≫ et le national-socialisme, Paris, Kime, 2002, 112 p Pinchard Bruno dir. Heidegger et la question de l’humanisme : Faits, concepts, debats, Paris, Puf, 388p Renaut Alain, Sosoe Lukas, ≪ Heidegger et le droit ≫, in Philosophie du Droit, Paris, Puf, 1991, p155-184 Rorty Richard, Objectivisme,relativisme et verite, Paris, Puf, 1994, 248 p. Trad. de l’anglais par Cometti Jean-Pierre, Objectivity, relativism, and truth, Cambridge, Cambridge university press, 1991, 226 p
  • 110. 110 Vaysse Jean-Marie, Dictionnaire Heidegger, Paris, Ellipses, 2007, 189 p Wolin Richard, La politique de l’Etre : la pensee politique de Martin Heidegger, Paris, Kime, 1992, 292 p. Trad. de l’anglais par Catherine Goulard, The Politics of Being : the political thought of Martin Heidegger, New York, Columbia university press, 1990, 221 p Autres ouvrages : Arendt Hannah, Qu’est ce que la Politique, Paris, Seuil,1995, 195 p. Trad. de l’allemand par Sylvie Courtine-Denamy, Was ist Politik? : Fragmente aus dem Nachlass, Munchen, R. Piper, 1993, 238 p Bataille Georges, L’Erotisme, Paris, Les Editions de Minuit, 1957, 310 p Benjamin Walter, ≪ Critique de la Violence ≫, in Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000. Trad. par Maurice de Gandillac, Zur Kritik der Gewalt, in Archiv fur Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, t.47, 1920-1921, n°3 aout 1921, p 809-832 Caillois Roger, L’Homme et le Sacre, Gallimard, Paris, 1963, 246 p Foucault Michel, La Volonte de Savoir, Gallimard, Paris, 1976, Foucault Michel, ≪ Nietzsche, la genealogie et l’histoire ≫, Philosophie, Paris, Folio, 2004, p 393-423 Foucault Michel, ≪ Preface a la transgression ≫ Philosophie, Paris, Folio, 2004, p190-206 Sartre Jean Paul, L’Etre et le Neant, Paris, Gallimard, 1943, 675 p Richard Wolin, ≪Left Fascism, Georges Bataille and the German Ideology ≫, Constellations, vol 2, n°3 , Oxford, 1996
  • 111. 111 Table des matieres : -Introduction…………………………………………………………………p 2 I- La theologie politique…………………………………………………p 11 a -L’etat d’exception -L’exception a l’origine de la norme………………………………………….....p 12 -La normalite de l’exception………………………………………………………p 18 b-L’heritage metaphysique de la politique - La secularisation………………………………………………………………...p 25 - L’identite entre metaphysique et politique………………………………………p 28 II- La decision de l’exception…………………………………………. p 36 a- L’existentialisme politique de Carl Schmitt - La crise existentielle………………………………………………………………p 37 - La theologie de la decision………………………………………………………...p 45 b- La finitude du politique - Le nihilisme de la decision………………………………………………………...p 53 -La politique de l’angoisse……………………………………………………….....p 57 III-La metaphysique de l’exception……………………………….....p 67 a- L’indistinction essentielle entre liberalisme et totalitarisme -L’age de la technique……………………………………………………………… p 68 -L’ubiquite du politique……………………………………………………………..p 75 b- Au-dela de la politique de l’exception -Le messianisme de l’exception……………………………………………………...p 84 -La politique de la profanation……………………………………………………...p 91 -Conclusion……………………………………………………………………... p 98