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Toine (recueil)/Edition Conard, 1910/La Chevelure - Wikisource Aller au contenu

Toine (recueil)/Edition Conard, 1910/La Chevelure

La bibliotheque libre.
Toine Louis Conard 11 ( p.   119 - 132 ).

LA CHEVELURE


Les murs de la cellule etaient nus, peints a la chaux. Une fenetre etroite et grillee, percee tres haut de facon qu’on ne put pas y atteindre, eclairait cette petite piece claire et sinistre ; et le fou, assis sur une chaise de paille, nous regardait d’un œil fixe, vague et hante. Il etait fort maigre avec des joues creuses et des cheveux presque blancs qu’on devinait blanchis en quelques mois. Ses vetements semblaient trop larges pour ses membres secs, pour sa poitrine retrecie, pour son ventre creux. On sentait cet homme ravage, ronge par sa pensee, par une Pensee, comme un fruit par un ver. Sa Folie, son idee etait la, dans cette tete, obstinee, harcelante, devorante. Elle mangeait le corps peu a peu. Elle, l’Invisible, l’Impalpable, l’Insaisissable, l’Immaterielle Idee minait la chair, buvait le sang, eteignait la vie.

Quel mystere que cet homme tue par un Songe ! Il faisait peine, peur et pitie, ce Possede ! Quel reve etrange, epouvantable et mortel habitait dans ce front, qu’il plissait de rides profondes, sans cesse remuantes ?

Le medecin me dit : ≪ Il a de terribles acces de fureur, c’est un des dements les plus singuliers que j’ai vus. Il est atteint de folie erotique et macabre. C’est une sorte de necrophile. Il a d’ailleurs ecrit son journal qui nous montre le plus clairement du monde la maladie de son esprit. Sa folie y est pour ainsi dire palpable. Si cela vous interesse vous pouvez parcourir ce document. ≫ Je suivis le docteur dans son cabinet, et il me remit le journal de ce miserable homme. ≪ Lisez, dit-il, et vous me direz votre avis. ≫

Voici ce que contenait ce cahier :


Jusqu’a l’age de trente-deux ans, je vecus tranquille, sans amour. La vie m’apparaissait tres simple, tres bonne et tres facile. J’etais riche. J’avais du gout pour tant de choses que je ne pouvais eprouver de passion pour rien. C’est bon de vivre ! Je me reveillais heureux, chaque jour, pour faire des choses qui me plaisaient, et je me couchais satisfait, avec l’esperance paisible du lendemain et de l’avenir sans souci.

J’avais eu quelques maitresses sans avoir jamais senti mon cœur affole par le desir ou mon ame meurtrie d’amour apres la possession. C’est bon de vivre ainsi. C’est meilleur d’aimer, mais terrible. Encore, ceux qui aiment comme tout le monde doivent-ils eprouver un ardent bonheur, moindre que le mien peut-etre, car l’amour est venu me trouver d’une incroyable maniere.

Etant riche, je recherchais les meubles anciens et les vieux objets ; et souvent je pensais aux mains inconnues qui avaient palpe ces choses, aux yeux qui les avaient admirees, aux cœurs qui les avaient aimees, car on aime les choses ! Je restais souvent pendant des heures, des heures et des heures, a regarder une petite montre du siecle dernier. Elle etait si mignonne, si jolie, avec son email et son or cisele. Et elle marchait encore comme au jour ou une femme l’avait achetee dans le ravissement de posseder ce fin bijou. Elle n’avait point cesse de palpiter, de vivre sa vie de mecanique, et elle continuait toujours son tic-tac regulier, depuis un siecle passe. Qui donc l’avait portee la premiere sur son sein dans la tiedeur des etoffes, le cœur de la montre battant contre le cœur de la femme ? Quelle main l’avait tenue au bout de ses doigts un peu chauds, l’avait tournee, retournee, puis avait essuye les bergers de porcelaine ternis une seconde par la moiteur de la peau ? Quels yeux avaient epie sur ce cadran fleuri l’heure attendue, l’heure cherie, l’heure divine ?

Comme j’aurais voulu la connaitre, la voir, la femme qui avait choisi cet objet exquis et rare ! Elle est morte ! Je suis possede par le desir des femmes d’autrefois ; j’aime, de loin, toutes celles qui ont aime ! ? L’histoire des tendresses passees m’emplit le cœur de regrets. Oh ! la beaute, les sourires, les caresses jeunes, les esperances ! Tout cela ne devrait-il pas etre eternel !

Comme j’ai pleure, pendant des nuits entieres, sur les pauvres femmes de jadis, si belles, si tendres, si douces, dont les bras se sont ouverts pour le baiser et qui sont mortes ! Le baiser est immortel, lui ! Il va de levre en levre, de siecle en siecle, d’age en age. ? Les hommes le recueillent, le donnent et meurent.

Le passe m’attire, le present m’effraie parce que l’avenir c’est la mort. Je regrette tout ce qui s’est fait, je pleure tous ceux qui ont vecu ; je voudrais arreter le temps, arreter l’heure. Mais elle va, elle va, elle passe, elle me prend de seconde en seconde un peu de moi pour le neant de demain. Et je ne revivrai jamais.

Adieu celles d’hier. Je vous aime.

Mais je ne suis pas a plaindre. Je l’ai trouvee, moi, celle que j’attendais ; et j’ai goute par elle d’incroyables plaisirs.

Je rodais dans Paris par un matin de soleil, l’ame en fete, le pied joyeux, regardant les boutiques avec cet interet vague du flaneur. Tout a coup, j’apercus chez un marchand d’antiquites un meuble italien du XVII° siecle. Il etait fort beau, fort rare. Je l’attribuai a un artiste venitien du nom de Vitelli, qui fut celebre a cette epoque.

Puis je passai.

Pourquoi le souvenir de ce meuble me poursuivit-il avec tant de force que je revins sur mes pas ? Je m’arretai de nouveau devant le magasin pour le revoir, et je sentis qu’il me tentait.

Quelle singuliere chose que la tentation ! On regarde un objet et, peu a peu, il vous seduit, vous trouble, vous envahit comme ferait un visage de femme. Son charme entre en vous, charme etrange qui vient de sa forme, de sa couleur, de sa physionomie de chose ; et on l’aime deja, on le desire, on le veut. Un besoin de possession vous gagne, besoin doux d’abord, comme timide, mais qui s’accroit, devient violent, irresistible. Et les marchands semblent deviner a la flamme du regard l’envie secrete et grandissante.

J’achetai ce meuble et je le fis porter chez moi tout de suite. Je le placai dans ma chambre.

Oh ! je plains ceux qui ne connaissent pas cette lune de miel du collectionneur avec le bibelot qu’il vient d’acheter. On le caresse de l’œil et de la main comme s’il etait de chair ; on revient a tout moment pres de lui, on y pense toujours, ou qu’on aille, quoi qu’on fasse. Son souvenir aime vous suit dans la rue, dans le monde, partout ; et quand on rentre chez soi, avant meme d’avoir ote ses gants et son chapeau, on va le contempler avec une tendresse d’amant.

Vraiment, pendant huit jours, j’adorai ce meuble. J’ouvrai a chaque instant ses portes, ses tiroirs ; je le maniais avec ravissement, goutant toutes les joies intimes de la possession.

Or, un soir, je m’apercus, en tatant l’epaisseur d’un panneau, qu’il devait y avoir la une cachette. Mon cœur se mit a battre, et je passai la nuit a chercher le secret sans le pouvoir decouvrir.

J’y parvins le lendemain en enfoncant une lame dans une fente de la boiserie. Une planche glissa et j’apercus, etalee sur un fond de velours noir, une merveilleuse chevelure de femme !

Oui, une chevelure, une enorme natte de cheveux blonds, presque roux, qui avaient du etre coupes contre la peau, et lies par une corde d’or.

Je demeurai stupefait, tremblant, trouble ! Un parfum presque insensible, si vieux qu’il semblait l’ame d’une odeur, s’envolait de ce tiroir mysterieux et de cette surprenante relique.

Je la pris, doucement, presque religieusement, et je la tirai de sa cachette. Aussitot elle se deroula, repandant son flot dore qui tomba jusqu’a terre, epais et leger, souple et brillant comme la queue en feu d’une comete.

Une emotion etrange me saisit. Qu’etait-ce que cela ? Quand ? comment ? pourquoi ces cheveux avaient-ils ete enfermes dans ce meuble ? Quelle aventure, quel drame cachait ce souvenir ? Qui les avait coupes ? un amant, un jour d’adieu ? un mari, un jour de vengeance ? ou bien celle qui les avait portes sur son front, un jour de desespoir ?

Etait-ce a l’heure d’entrer au cloitre qu’on avait jete la cette fortune d’amour, comme un gage laisse au monde des vivants ? Etait-ce a l’heure de la clouer dans la tombe, la jeune et belle morte, que celui qui l’adorait avait garde la parure de sa tete, la seule chose qu’il put conserver d’elle, la seule partie vivante de sa chair qui ne dut point pourrir, la seule qu’il pouvait aimer encore et caresser, et baiser dans ses rages de douleur ?

N’etait-ce point etrange que cette chevelure fut demeuree ainsi, alors qu’il ne restait plus une parcelle du corps dont elle etait nee ?

Elle me coulait sur les doigts, me chatouillait la peau d’une caresse singuliere, d’une caresse de morte. Je me sentais attendri comme si j’allais pleurer.

Je la gardai longtemps, longtemps en mes mains, puis il me sembla qu’elle m’agitait, comme si quelque chose de l’ame fut reste cache dedans. Et je la remis sur le velours terni par le temps, et je repoussai le tiroir, et je refermai le meuble, et je m’en allai par les rues pour rever.

J’allais devant moi, plein de tristesse, et aussi plein de trouble, de ce trouble qui vous reste au cœur apres un baiser d’amour. Il me semblait que j’avais vecu autrefois deja, que j’avais du connaitre cette femme.

Et les vers de Villon me monterent aux levres, ainsi qu’y monte un sanglot :


Dictes-moy ou, ne en quel pays
Est Flora, la belle Romaine,
Archipiada, ne Thais,
Qui fut sa cousine germaine ?
Echo parlant quand bruyt on maine
Dessus riviere, ou sus estan ;
Qui beaute eut plus que humaine ?
Mais ou sont les neiges d’antan ?
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
La royne blanche comme un lys
Qui chantait a voix de sereine,
Berthe au grand pied, Bietris, Allys,
Harembouges qui tint le Mayne,
Et Jehanne la bonne Lorraine
Que Anglais bruslerent a Rouen ?
Ou sont-ils, Vierge souveraine ?
Mais ou sont les neiges d’antan ?


Quand je rentrai chez moi, j’eprouvai un irresistible desir de revoir mon etrange trouvaille ; et je la repris, et je sentis, en la touchant, un long frisson qui me courut dans les membres.

Durant quelques jours, il fallait que je la visse et que je la maniasse. Je tournais la clef de l’armoire avec ce fremissement qu’on a en ouvrant la porte de la bien-aimee, car j’avais aux mains et au cœur un besoin confus, singulier, continu, sensuel de tremper mes doigts dans ce ruisseau charmant de cheveux morts.

Puis, quand j’avais fini de la caresser, quand j’avais referme le meuble, je la sentais la toujours, comme si elle eut ete un etre vivant, cache, prisonnier ; je la sentais et je la desirais encore ; j’avais de nouveau le besoin imperieux de la reprendre, de la palper, de m’enerver jusqu’au malaise par ce contact froid, glissant, irritant, affolant, delicieux.

Je vecus ainsi un mois ou deux, je ne sais plus. Elle m’obsedait, me hantait. J’etais heureux et torture, comme dans une attente d’amour, comme apres les aveux qui precedent l’etreinte.

Je m’enfermais seul avec elle pour la sentir sur ma peau, pour enfoncer mes levres dedans, pour la baiser, la mordre. Je l’enroulais autour de mon visage, je la buvais, je noyais mes yeux dans son onde doree afin de voir le jour blond, a travers.

Je l’aimais ! Oui, je l’aimais. Je ne pouvais plus me passer d’elle, ni rester une heure sans la revoir.

Et j’attendais… j’attendais… quoi ? Je ne le savais pas ? ? Elle.

Une nuit je me reveillai brusquement avec la pensee que je ne me trouvais pas seul dans ma chambre.

J’etais seul pourtant. Mais je ne pus me rendormir ; et comme je m’agitais dans une fievre d’insomnie, je me levai pour aller toucher la chevelure. Elle me parut plus douce que de coutume, plus animee. Les morts reviennent-ils ? Les baisers dont je la rechauffais me faisaient defaillir de bonheur ; et je l’emportai dans mon lit, et je me couchai, en la pressant sur mes levres, comme une maitresse qu’on va posseder.

Les morts reviennent ! Elle est venue. Oui, je l’ai vue, je l’ai tenue, je l’ai eue, telle qu’elle etait vivante autrefois, grande, blonde, grasse, les seins froids, la hanche en forme de lyre ; et j’ai parcouru de mes caresses cette ligne ondulante et divine qui va de la gorge aux pieds en suivant toutes les courbes de la chair.

Oui, je l’ai eue, tous les jours, toutes les nuits. Elle est revenue, la Morte, la belle morte, l’Adorable, la Mysterieuse, l’Inconnue, toutes les nuits.

Mon bonheur fut si grand, que je ne l’ai pu cacher. J’eprouvais pres d’elle un ravissement surhumain, la joie profonde, inexplicable, de posseder l’Insaisissable, l’Invisible, la Morte ! Nul amant ne gouta des jouissances plus ardentes, plus terribles !

Je n’ai point su cacher mon bonheur. Je l’aimais si fort que je n’ai plus voulu la quitter. Je l’ai emportee avec moi toujours, partout. Je l’ai promenee par la ville comme ma femme, et conduite au theatre en des loges grillees, comme ma maitresse…

Mais on l’a vue… on a devine… on me l’a prise… Et on m’a jete dans une prison, comme un malfaiteur. On l’a prise… oh ! misere !…


Le manuscrit s’arretait la. Et soudain, comme je relevais sur le medecin des yeux effares, un cri epouvantable, un hurlement de fureur impuissante et de desir exaspere s’eleva dans l’asile.

≪ Ecoutez-le, dit le docteur. Il faut doucher cinq fois par jour ce fou obscene. Il n’y a pas que le sergent Bertrand qui ait aime les mortes. ≫

Je balbutiai, emu d’etonnement, d’horreur et de pitie :

≪ Mais… cette chevelure… existe-t-elle reellement ? ≫

Le medecin se leva, ouvrit une armoire pleine de fioles et d’instruments et il me jeta, a travers son cabinet, une longue fusee de cheveux blonds qui vola vers moi comme un oiseau d’or.

Je fremis en sentant sur mes mains son toucher caressant et leger. Et je restai le cœur battant de degout et d’envie, de degout comme au contact des objets traines dans les crimes, d’envie comme devant la tentation d’une chose infame et mysterieuse.

Le medecin reprit en haussant les epaules :

≪ L’esprit de l’homme est capable de tout. ≫


La Chevelure a paru dans le Gil-Blas du mardi 13 mai 1884, sous la signature : Maufrigneuse .