La banniere verte de Mahomet et l’expansion du commerce mondial Toutes les versions de cet article?: [ English ] [français] jeudi 10 decembre 2009 , par BATOU Jean Musulman Capitalisme (Fr) Moyen-Orient / Proche-Orient Coran/Sunna Commerce (Fr) Biographie Mahomet 570 6 e siecle Sommaire L’Arabie de Mahomet Les premiers pas d’un prophete Le discours social de l’islam Sous la banniere verte du Mahomet voit le jour a La Mecque, aux environs de 570 de l’ere chretienne. L’Arabie centrale connait alors un developpement rapide, stimule par le flux des caravanes qui acheminent marchandises et informations sur les axes Nord-Sud, de la Palestine au Yemen, ou Est-Ouest, de l’Ethiopie au golfe Persique. La naissance de l’islam ne peut etre apprehendee hors de ce contexte. Aux quatre points cardinaux de cet univers, les deux grands empires romain byzantin ? qui controle toujours la majeure partie du pourtour mediterraneen ? et sassanide perse, ainsi que les deux civilisations de l’Ethiopie (royaume d’Aksoum) et de l’« Arabie heureuse » (Himyar ou Yemen), constituent de puissants poles d’attraction. Byzance est alors l’alliee de l’Ethiopie chretienne, tandis que la Perse sassanide reussit a se soumettre l’Arabie du Sud qui perd ainsi une partie de son ascendant sur le reste de la peninsule. De 540 a 629, les guerres incessantes entre Byzantins et Perses affaiblissent cependant leur emprise sur les zones contestees du Croissant fertile, peuplees de plus en plus par des migrant-e-s d’origine arabe. Jouant pleinement leur role d’intermediaires, les tribus bedouines d’Arabie centrale, en partie sedentarisees, developpent alors un reseau de marches et de foires, avec La Mecque en son centre. Elles sont en contact avec de nombreux dissidents chretiens (monophysites, nestoriens, etc.) du Croissant fertile, mais aussi d’Ethiopie et du Yemen, qui se disputent a propos de la double nature divine et humaine du Christ, mais aussi avec les zoroastriens et les juifs de Perse. [ 1 ] L’Arabie de Mahomet « Le Croissant fertile et ses regions environnantes offrent des points de contact a plus de routes de commerce lointaines qu’aucune autre region comparable » d’Eurasie. [ 2 ] Par ailleurs, sa relative aridite ? hors de ses grandes plaines alluviales ?, favorise les eleveurs semi-nomades et les marchands, capables de contrebalancer ensemble l’ascendant de l’aristocratie fonciere. Cette alchimie sociale encourage l’eclosion des religions monotheistes ? zoroastrisme, judaisme et christianisme ?, qui repondent mieux aux besoins des classes marchandes, preoccupees avant tout par la regulation des rapports interpersonnels. L’individu est desormais pose comme responsable d’une vie unique (pas de reincarnations multiples), devant un seul Dieu et une seule communaute, porteurs d’une meme justice aux aspirations egalitaires. Encart : Commerce et religions du salut individuel « Tant qu’il est lie, pour ainsi dire, organiquement a son clan, a sa tribu, a son village, a sa ville, qu’il n’est, dans une societe rigoureusement hierarchisee, qu’un element interchangeable, rive a la place que le destin lui a assignee pour une fonction toujours la meme, l’homme se voit imposer l’idee d’une vie d’outre-tombe semblable ou parallele a celle-ci. La-bas aussi les unites sociales de ce monde-ci continueront a encadrer les pales fantomes qui meneront une vie diminuee. Sur ces terres d’au-dela de la mort, des ombres de serviteurs soigneront les spectres des maitres, des fantomes de paysans cultiveront la terre pour eux et les artisans d’outre-tombe pourvoiront a leurs commodites. Merite et demerite sur cette terre n’y changent pas grand chose. (…) Mais quand vinrent les temps du grand commerce international qui brassait les peuples, les hommes et les idees, quand des societes s’etablirent ou l’argent devint la mesure de toutes choses, ou l’economie monetaire brisa les frontieres des groupes ethniques, ou chacun put faire personnellement sa fortune, ou la valeur de l’individu dans ce monde dependit de la place qu’il s’y etait faite par sa lutte a lui, on se mit a esperer pour chacun un sort a sa mesure propre. Des lors, se leverent des prophetes qui (…) promettaient individuellement [aux riches] un chatiment dans ce monde d’abord, puis dans l’autre. Des lors se constituerent des societes, des communautes, qui enseignaient a leurs membres comment atteindre une condition heureuse dans l’autre monde, comment se sauver individuellement. » (Maxime Rodinson, Mahomet , 1994) Aux frontieres des grands Etats agricoles, les societes d’eleveurs et de marchands, qui se livrent souvent aussi au pillage, controlent les echanges entre la Mediterranee et les mers du Sud. Ce sont certes des nains par rapport aux grandes civilisations agricoles, mais ils sont assis sur leurs epaules de geants et voient parfois plus loin qu’elles. La domestication du chameau leur garantit tout a la fois le lait, la caravane (du sanscrit karhaba qui signifie chameau) et un atout militaire decisif, en plus du cheval. Ces tribus, ainsi que leurs cousines, etablies dans les oasis, sont les plus prestigieuses : elles se nomment elles-memes les ‘Arab. Elles jouissent d’un ordre social peu hierarchise, peu polarise, et donc solidaire : l’individu y est considere comme responsable de ses choix, si bien que la violence intergroupe est limitee par les represailles qu’elle suscite. « Durant l’enfance de Mahomet , note Hodgson, l a plus grande part du commerce entre le bassin mediterraneen et l’ocean indien passait par les routes terrestres controlees par les arabes » . Sur le plan spirituel, tandis que les Perses, protecteurs des juifs, remportaient victoire sur victoire contre Byzance, les idees bibliques de toutes obediences se repandaient en Arabie centrale le long des routes caravanieres. « On se tournait des lors vers les religions universalistes, les religions de l’individu, celles qui, au lieu de concerner le groupe ethnique, visaient a assurer le salut de chaque personne humaine dans son incomparable unicite » . [ 3 ] Le judaisme, deja implante dans quelques oasis, mais aussi le christianisme, dont les pieux ermites frappaient l’imagination des contemporains, manquaient cependant de racines locales. Le vieil Allah, divinite unificatrice des Bedoins, jusqu’ici depourvu de culte specifique, allait-il pouvoir ecarter les innombrables idoles tribales et « renaitre » comme authentique Dieu du Livre ? Rodinson estime que c’etait dans l’air du temps : « Un Etat arabe, guide par une ideologie arabe, adapte aux nouvelles conditions et cependant encore proche du milieu bedouin qu’il devait encadrer, constituant une puissance respectee a egalite des grands empires, tel etait le grand besoin de l’epoque. Les voies etaient ouvertes a l’homme de genie qui saurait mieux qu’un autre y repondre » . Cette mission va echoir a la Mecque, qui controle l’axe Nord-Sud du Hedjaz ? principal noeud commercial de l’Arabie occidentale et centrale, a equidistance de la Syrie, de la Perse et du Yemen. Il faut dire que son lieu de culte, la ka’ba , deja sous la tutelle d’Allah, s’offre en sanctuaire aux nombreuses divinites paiennes de toute la region et attire meme des chretiens en pelerinage. Les premiers pas d’un prophete Au debut du 7 e siecle, l’Arabie profite de l’affaiblissement politique de ses voisins, dans un contexte de dynamisation des echanges sur son territoire. Sur le plan culturel, cette vitalite se traduit par l’essor de la poesie preislamique qui contribue au developpement d’une langue commune a partir de differents dialectes. Ces odes recitees, rythmees, a la metrique codifiee, depeignent avec force le cadre de vie, les ideaux et les sentiments des Arabes de ce temps. [ 4 ] Le Fou de Layla [ 5 ] date de la seconde moitie du 7 e siecle : il evoque l’amour impossible qui peut mener a la trangression sociale, a la folie, mais aussi a la spiritualite : « Le soir son visage eclairait les tenebres comme la lampe d’un moine retire du monde. » Ces poetes inspires, de meme que les ermites chretiens, ne sont pas sans rapport, nous le verrons, avec le destin de Mahomet (on devrait plutot parler de Mohammad ? Mehmet pour les Turcs, Mamadou pour les Africains). Celui-ci nait dans un clan desherite de la puissante tribu des Qoraysh, qui controle le temple de La Mecque, et dont la legende raconte qu’elle domine les principales routes commerciales du Hedjaz. Orphelin de pere et de mere des son jeune age, il aurait ete recueilli par son grand-pere, puis par son oncle, Abou Talib, un commercant aise, avant d’epouser a l’age de vingt-cinq ans une riche veuve de quinze ans son ainee, Khadija, dont il aura quatre filles. L’historien est mieux renseigne sur Mahomet que sur Jesus. [ 6 ] On le decrit semble-t-il comme un individu de taille moyenne aux larges epaules et a l’ossature forte, bati d’une seule piece. Dote d’une grande tete, d’un visage allonge et mince, anime par des yeux noirs, c’est un homme reflechi et pondere, capable de negocier longuement comme de passer rapidement a l’action. Il deviendra vite un marchand prospere, si bien que son langage en restera impregne : le Coran evoque ainsi le jugement dernier comme « l’apurement des comptes » (21, 1). Ces succes materiels ne paraissent pourtant pas lui apporter une satisfaction suffisante : son incapacite a donner a son epouse un heritier male le trouble ; sa renonciation volontaire a toute relation extra-conjugale le frustre sans doute, dans un monde ou les jeunes hommes vivent une sexualite tres libre ; et surtout, la non mise en valeur de ses qualites spirituelles et politiques exceptionnelles le font souffrir. Sur les traces des predecesseurs arabes du monotheisme ( hanif ), mais aussi des mystiques juifs et chretiens, Mahomet passe de longues heures a mediter dans une caverne de la colline de Hira, aux abords de La Mecque. C’est ici qu’une nuit, il recoit « la Vraie Vision (…) comme le surgissement de l’aube » , confiera-t-il plus tard a sa future epouse Aisha. Ce fut d’abord une voix qui lui disait : « Tu es l’Envoye de Dieu ! (…) Apres les sensations de presence surnaturelle, les visions vagues, les auditions de simples phrases, vinrent les longues suites de paroles bien ordonnees, offrant un sens net, un message » . Enfin, l’Etre puissant lui commanda de reciter : « Au nom de Dieu... » . Il venait de prononcer les premiers mots de ce qui allait devenir le Coran. « Tout cela se passait dans le cerveau d’un seul homme , commente Rodinson, mais il s’y refletait, il s’y remuait les problemes de tout un monde et les circonstances historiques etaient telles que le produit de toute cette agitation mentale etait propre a secouer l’Arabie et, au-dela, l’univers » . Encart : Quand et comment le Coran a-t-il ete ecrit ? Les scientifiques sont aujourd’hui tres divises sur les modalites concretes et l’epoque probable de la redaction definitive du Coran. A-t-il ete acheve pour l’essentiel du vivant ou juste apres la mort de Mahomet, ou encore quelque 200 ans plus tard, bien apres la conquete arabe ? Pour Maxime Rodinson : « Les groupes de paroles que Mohammad recitait comme lui etant inspirees par Allah, les revelations, formaient ce qu’on appelait une ‘recitation’, en arabe qor’an . Elles furent notees de son vivant sur des documents disperses, morceaux de cuir, os plats de chameau, tessons de poterie, tiges de palme, etc. De son vivant aussi, on commenca a grouper ces fragements, on en fit des sourates ou chapitres. (…) Se constituait un livre ( kitab ) comme ceux des juifs et des chretiens. (…) Ainsi l’ensemble des revelations se coulait dans le moule d’unites ou un certain ordre, un certain plan se laissaient distinguer. (…) Ce travail s’est certainement fait sous la surveillance au moins de Mohammad, s’il n’y a pas travaille lui-meme. (…) » ( Mahomet , 1994). Pour John Wansbrough : la reecriture du Coran a ete un long processus, marque par de nombreuses confrontations avec le judaisme et le christianisme, et sa version definitive est posterieure a l’an 800 ( Quranic Studies , Oxford, 1977 ; The Sectarian Milieu : Content and Composition of Islamic Salvation History , Oxford, 1978.). Par ailleurs, Patricia Crone (1987) a ete jusqu’a mettre en doute que Mahomet et l’islam soient originaires de La Mecque (cf. note 1). Pour en savoir plus : Encyclopedie de l’Islam , 2 e ed., 12 vol., Leiden, Brill, 1960-2005. Le discours social de l’islam naissant Toute foi monotheiste tend a poser le principe de l’egalite de chacun-e et de sa soumission a la volonte de Dieu, mais aussi de son salut ou de sa condamnation a la fin des temps, sans egard a sa fortune. Ceci est vrai a plus forte raison de l’islam, qui rejette meme le dogme chretien de la Trinite au nom de l’unicite absolue d’Allah. Le Coran presente ainsi au fidele, de facon tres coloree, les tourments de l’enfer et les delices du paradis. « L’individu (…) , souligne Rodinson, prenait une valeur particuliere et eminente. C’est de lui que s’occupait l’Etre Supreme, lui qui l’avait cree et qu’il jugerait sans consideration de parente, de famille, de tribu » . Des les dernieres decennies du 6 e siecle, note Hodgson, l’enrichissement des marchands de La Mecque « menacait la solidarite tribale et, dans tous les cas, minait l’ideal bedoin d’un homme genereux pour lequel la richesse etait une distinction bienvenue mais relativement ephemere » . Ce sont donc les esprits les plus libres, rejetant la domination des couches dirigeantes de la societe mekkoise, qui se tournent les premiers vers Mahomet : parmi eux, des jeunes de bonne famille en revolte contre leurs aines, mais aussi des membres de clans moins influents, des non Mekkois, des individus hors clans, voire des affranchis ou des esclaves. Le prophete prend d’ailleurs parti pour les pauvres et les orphelins en admonestant les riches Qorayshites, dont il meprise l’arrogance : « Prenez garde ! Vous n’honorez pas l’orphelin ! Vous n’incitez pas a nourrir le pauvre ! Vous devorez l’heritage goulument ! Vous aimez la richesse d’une passion sans borne ! » ( Coran , 89, 17-20) Dans le principe des religions revelees, les injonctions du Tres Haut sont communiquees aux hommes par l’entremise d’un prophete, auquel sa position fait legitimement ambitionner le pouvoir spirituel supreme : « Comment un homme a qui Dieu parlait directemen t, remaque Rodinson, pourrait-il se soumettre aux decisions d’un quelconque senat. Comment les prescriptions de l’Etre supreme pourraient-elles etre discutees par l’aristocratie mekkoise ? » D’ailleurs, Mahomet ne developpe-t-il pas « une attitude critique [Rodinson dira meme : « implicitement revolutionnaire » ] ? envers les riches et les puissants, donc les conformistes. » La repression va donc s’abattre sur la quarantaine de partisans de Mahomet, en particulier sur les plus vulnerables d’entre eux : l’esclave noir Bilal est ainsi expose au soleil par ses maitres, aux heures les plus chaudes de la journee, avec un rocher sur la poitrine. Dans cette lourde atmosphere, le prophete gagne cependant encore quelques disciples, comme ‘Omar ibn al-Khattab, qui sera plus tard le second calife a lui succeder. Certains emigrent en Abyssinie, meme si la plupart jouissent encore de l’appui de leur clan : Mahomet est protege par les Banou Hashim, en particulier par son oncle, le tres influent Abou Talib. C’est la mort de ce dernier, en 619, ainsi que celle de sa premiere femme Khadija, qui vont rompre ce precaire equilibre. En 622, alors que Byzance affamee est assiegee par les Perses et les Avars dans un parfum d’apocalypse, le petit groupe des croyant-e-s prend le chemin de Medine, a 350 km au N-O : c’est l’hegire, soit le debut du calendrier musulman. Ici, la nouvelle organisation sociale a laquelle preside Mahomet, encouragee par la voix d’Allah, continue a defendre les interets des orphelins, des mendiants et des voyageurs. Elle recommande de bien traiter les esclaves et si possible de les emanciper ; l’esclavage est meme proscrit parmi les fideles. En 632, lorsque le prophete en personne, quelques mois avant sa mort, conduit le premier pelerinage a La Mecque (hajj), il insiste sur l’egalite de tous les hommes devant Allah, qu’ils soient riches ou pauvres, Arabes ou non, inspirant ainsi le rejet assez general du racisme par l’islam. Encart : Un islam des pauvres ? « Le Coran (…) transmettait aux generations futures le message d’un homme opprime, qu’avait a un moment donne indigne l’injustice et l’oppression. Il charriait dans son texte chaotique des invectives et des defis aux puissants, des appels a l’equite et a l’egalite des hommes. Un jour, il se trouva des hommes pour s’emparer de ces paroles et s’en faire des armes. Les Arabes de souche (…) avaient du admettre l’egalite avec eux des hommes qu’ils avaient conquis et dont beaucoup maintenant s’identifiaient totalement a eux. Le mouvement revolutionnaire qui imposa cette egalite triompha au nom des propres valeurs qui les avaient fait vaincre. (…) A travers les siecles, maint et maint autre mouvement (…) devait faire de meme. (…) Quelque part, a la source de ces agitations reussies ou non, de ces conceptions plus ou moins justifiees, plus ou moins inadequates, il y avait celui qui avait ete un obscur chamelier d’une humble famille de Qoraysh. (…) Les idees ont leur vie propre et cette vie est revolutionnaire. Une fois ancree dans la memoire des hommes, couchees par ecrit sur le papyrus, le parchemin ou meme pour le Coran sur des omoplates de chameaux, elles continuent leur action au grand scandale des hommes d’Etat et des hommes d’Eglise qui les ont utilisees, les ont canalisees, ont elabore une casuistique afin d’en eliminer les repercussions dangereuses pour le bon ordre d’une societe bien reglee. » (Maxime Rodinson, Mahomet , 1994) Sous la banniere verte du commerce Hodgson insiste sur le fait que la communaute des fideles ? celles et ceux qui ont accepte la revelation ? se trouvent desormais reunie au sein de l’oumma (de umm, mere) par des liens depassant les barrieres tribales. A Medine, Mahomet s’efforce de doter cette communaute de regles propres, mais aussi de moyens financiers, notamment par le biais de l’impot, jetant ainsi les bases d’un nouvel ordre social. Encart : Le Coran et les femmes « Les hommes ont autorite sur les femmes » ; ils sont habilites a les admonester et meme a les frapper (Coran, 4, 34). La polygynie est limitee a quatre femmes (sauf pour le prophete), pour autant que le mari se sente capable de les traiter sur un pied d’egalite. Elle ne concerne bien sur qu’une minorite de croyants suffisamment aises. Les femmes sont actives au sein de l’islam naissant. Elles questionnent, conseillent et combattent. Aisha, l’une des epouses de Mahomet, s’etonne ainsi qu’Allah ne parle qu’aux hommes, suscitant un tournant de la revelation, qui s’adresse desormais aux deux sexes. En regle generale, elles recoivent cependant une demi-part d’heritage, parce qu’elles n’ont pas de responsabilite materielle a l’egard de leur famille (Coran, 4, 11). Le desir sexuel des femmes est repute dix fois superieur a celui des hommes. Il n’est pas blame ? au ciel, chaque orgasme devrait durer au moins vingt-quatre ans ? mais doit etre strictement encadre par le mariage patriarcal. Le Coran n’evoque pas l’excision. Concernant le port du voile, un verset coranique recommande aux femmes de cacher leurs seins avec leur chale (24, 31) ; un autre les enjoint de resserrer leur robe (33, 59). Il est aussi prescrit de s’adresser aux femmes du prophete derriere un rideau (33, 53). La tradition defend que le corps des femmes doit etre cache, a l’exception de leur visage et de leurs mains (il s’agit cependant d’un hadith dont la chaine de transmission est mal etablie). L’adultere doit etre prouve par quatre temoignages concordants pour etre puni (4, 15). La lapidation n’est pas mentionnee dans le Coran , mais dans l’ Ancien Testament ( Deuteronome , 22, 23-24). Certains hadith y font reference, mais leur credibilite est douteuse. Il arbitre les conflits des clans paiens et beneficie au debut d’une certaine bienveillance des puissantes tribus juives, auxquelles il emprunte certains rituels : priere a la mi-journee en direction de Jerusalem et jeune du Kippour ; Allah permet aussi de manger la nourriture des gens de l’Ecriture et d’epouser des femmes d’entre eux. Pendant ce temps, il etend son influence politique en assurant l’independance de ses partisans au moyen d’une serie de « raids » contre les caravanes de La Mecque (la guerre privee est alors une coutume parfaitement admise). Les opposant-e-s des tribus bedouines semblent peu nombreux : avec le temps, ils-elles se rallient ou sont elimines. Ce sera le cas de la poetesse ‘Acma’, assassinee dans son sommeil. N’avait-elle pas declare : « Encules de Malik et de Nabit (…) [clans et tribus medinoises]. Vous obeissez a un etranger (…) N’y aura-t-il pas un homme d’honneur (…) qui coupera court aux esperances des gobeurs » (cite par Rodinson). En revanche, les juifs ont des pretentions politiques et une cohesion ideologique plus menacantes. Ils traitent de haut les idees religieuses de Mahomet, qui les defie en revendiquant les origines ancestrales de l’islam : les Arabes ne descendent-ils pas d’Isma’il, fils d’Abraham (Ibrahim), lui-meme fondateur originel des religions du Livre. Il rompt aussi avec eux en instituant le jeune du Ramadan, en rejetant une partie de leurs interdits alimentaires (il proscrit cependant le vin, associe a des cultes paiens), puis en exigeant des croyant-e-s qu’ils-elles prient en direction de La Mecque. Il en viendra a bout par une succession d’expulsions, d’expropriations et de massacres, dont celui des Banou Qorayza, en 627, fera plusieurs centaines de morts. Il se distancie aussi des chretiens en reconnaissant Jesus comme prophete, capable certes de miracles, mais neanmoins homme a part entiere. Maitre de Medine et des routes commerciales tres frequentees du Nord du Hedjaz, desquelles il tire des ressources croissantes, le parti de Mahomet pose un probleme insoluble aux riches marchands de La Mecque qui ne parviennent pas a le defaire par les armes. C’est que le jeune Etat naissant, qui doit sa forte cohesion a l’ideologie musulmane, est dirige par un homme exceptionnel qui sait concilier vision a long terme et sens de l’opportunite. Il s’entoure aussi de conseils avises, notamment de ceux de ses deux beaux-peres et successeurs, Abou Bekr et ‘Omar, auxquels s’oppose parfois son cousin ‘Ali, mari de sa fille Fatima. En 628, Mahomet annonce qu’il entend partir a la conquete spirituelle de La Mecque en prenant la tete d’une marche pacifique. L’entreprise est couronnee de succes, en depit des concessions humiliantes qu’il doit accepter : des 629, les musulmans sont admis dans la ville pour le pelerinage. En 630, il prepare cependant une grande expedition militaire pour intimider ses derniers opposant-e-s : l’aristocratie mekkoise divisee evitera l’epreuve de force en se soumettant avant de se convertir. Medine devient ainsi la capitale de l’Arabie unifiee autour de son prophete, a la tete de laquelle les grandes familles qorayshites se pressent desormais. Au sommet de sa puissance, l’Envoye d’Allah meurt le 6 juin 632. Au meme moment, Byzance exsangue a repris l’avantage sur une Perse enfin defaite. Les armees des premiers califes (heritiers du prophete), qui ne peuvent plus ranconner les Arabes islamises, vont saisir cette opportunite pour se lancer a la conquete du monde connu. Comme le releve Rodinson, leur avancee est fulgurante : « un siecle apres la date ou Mohammad, obscur chamelier, avait commence a reunir autour de lui dans sa maison quelques pauvres Mekkois, ses successeurs commandaient des approches de la Loire au-dela de l’Indus, de Poitiers a Samarkand » . Pour le philosophe Ernst Bloch : « La banniere verte flotta bientot d’un mouvement homogene par-dessus la tempete commerciale, guerriere et religieuse » qui bouleversait le Moyen-Orient et le monde mediterraneen : desormais, l’islam ? ideologie de la modernite d’alors ? allait presider a l’expansion des marches, et ceci « du declin de l’Empire romain d’Orient a l’ascension de Venise, et meme de l’Angleterre » . [ 7 ] Jean Batou