L'une des cles du succes de toute transformation passe par la capacite a differencier les problemes, les causes et les consequences. Si le
management
n’echappe pas a ce principe, force est de constater que cette differenciation est loin d’y etre pleinement appliquee. L'idee simpliste selon laquelle ≪?un mauvais management est cause par de mauvais managers, et vice versa?≫ est souvent repandue dans certaines entreprises, qui pensent qu’une approche simpliste des problemes en facilite le traitement.
Cette vision binaire, reposant sur l’idee qu’il suffirait de changer le management, ignore la complexite des situations. En realite, un ≪?petit chef?≫
toxique
n'agit pas dans le vide. Il evolue dans un environnement qui peut influencer ses comportements. Son superieur hierarchique, par exemple, peut jouer un role crucial en laissant s'installer des pratiques nefastes.
Un
≪?petit chef?≫ toxique
n'agit donc pas seul. Il a un chef qui, en ne reagissant pas aux pratiques toxiques, devient la cause du probleme. Si ce chef a lui-meme un chef, il devient la consequence, et son chef la cause, etc. On se retrouve ainsi face a un enchainement non lineaire de causes et de consequences, une veritable arborescence.
Dans le cas d'un ≪?petit chef?≫, il est pertinent de s'interroger sur le role du departement des ressources humaines, des salaries et de l'entreprise en general. L'absence de reaction, l'omerta ou encore une culture manageriale toxique peuvent tous contribuer a l'installation et a la persistance de pratiques nefastes. L’environnement, dans ce cas, est ainsi a l’origine de la condition qui permet au ≪?petit chef?≫ de s’installer et de se developper.
Dans la differentiation entre le probleme, les causes et les consequences, il convient donc d’ajouter les conditions. Les causes sont les facteurs ou les evenements qui contribuent a la creation d’un probleme. Les consequences sont les resultats ou les effets produits par un probleme non resolu. Les conditions sont les circonstances dans lesquelles les problemes se developpent ou se manifestent. L’environnement peut ainsi devenir la source du probleme a travers les conditions qu’il genere
L’environnement cree les conditions du management
L’exemple recent du groupe Michelin est representatif de l’importance de l’environnement dans la realite des pratiques manageriales. Ce geant francais a entame depuis 2010 des transformations manageriales aussi innovantes que consequentes. En 2021, 10 ans apres le debut de la transformation, le nouveau PDG de Michelin annoncait dans
le journal Le Monde
vouloir se ≪?debarrasser des managers toxiques?≫. 157 cas de harcelement avaient ete deceles dans le groupe sur l’annee precedente.
A travers cette annonce, il y a l’aveu que 10 ans de transformations, aussi innovantes soient-elles n’ont pas eu raison de mauvais comportements installes et significativement diffuses. En quoi la mise en place d’innovations abolirait-elle des agissements nocifs qui n’avaient pas de lien avec les pratiques manageriales precedentes de l’entreprise?? C’est l’environnement de cette derniere, par un laisser faire, qui a cree les conditions du developpement de pratiques toxiques. Pour les supprimer, il fallait donc generer de nouvelles conditions. C’est ce qu’a fait le nouveau PDG, instaurant des regles du jeu fermes, decretant la fin de la partie de ces actes reprehensibles.?En communiquant dans un grand media, le dirigeant s’engage aussi personnellement, et avec lui toute l’entreprise ; en intervenant directement sur l’environnement.
Quelles que soient le nombre d’annees durant lesquelles l’entreprise a laisse agir ces managers toxiques, le traitement du probleme a sa source a travers une decision forte, a permis d’y mettre immediatement fin. Les actions menees au bon niveau et sur les vrais sujets peuvent avoir un impact aussi puissant qu’immediat.
L’environnement, la cle de succes des transformations manageriales
L’environnement, a travers les conditions qu’il genere, peut avoir un effet accelerateur tout autant que bloquant sur les transformations manageriales. Le sujet du droit a l’erreur en est un exemple representatif. Il couvre des themes tres forts du management et de la performance des entreprises?: autonomie, confiance, apprentissage, creativite, innovation. Il n’y aurait donc que de bonnes raisons pour l’accorder. Le refus du droit a l’erreur serait alors la consequence de mauvaises pratiques.
Dans les causes regulierement citees, on invoque le management en mode ≪?command and control?≫, issu du siecle precedent. A l’oppose, on met volontiers en avant ≪?l’esprit start-up?≫, ou le droit a l’erreur est regulierement brandi comme un etendard de leur capacite a innover, y compris en management.
Dans un cas comme dans l’autre, ceci n’est pas aussi simple. Le droit a l’erreur dans les start-up n’est pas tant la consequence d’un nouveau monde qui se voudrait vertueux (l’enfer des startups a ete largement commente dans les medias), que la condition generee par leur business model. Il est generalement base sur le principe du ≪?test and learn?≫ afin de trouver le bon produit a proposer au marche. Le droit a l’erreur est la consequence necessaire a la realisation de ce business model. L’environnement des start-up, a travers la condition qu’il genere, va favoriser cette pratique vertueuse.
A l’autre extremite, son rejet peut etre la consequence d’une condition bloquante generee par un environnement a risque. Ce dernier va tolerer difficilement les erreurs en raisons des consequences possibles. On peut prendre comme exemple l’industrie chimique ou une simple maladresse peut engendrer une catastrophe. La liste est longue des activites, metiers et taches qui peuvent difficilement tolerer le droit a l’erreur. Les grands groupes ou le ≪?command and control?≫ est tres present sont egalement concernes par cet environnement a risque depuis la dereglementation des marches a la fin du siecle precedent (≪?
Fake Management - Pour en finir avec les fausses croyances et les modes manageriales
?≫, de Loic Le Morlec, Editions EMS, 2022).
Une mauvaise annonce, ou un resultat inferieur aux attentes, peuvent avoir comme consequence une chute immediate de l’action et mettre l’entreprise en situation de faiblesse. Ainsi, les marches financiers, en raison de la forte volatilite de la confiance qu’ils accordent, ont cree des conditions bloquantes dans l’environnement des grands groupes. Ceci touche notamment le droit a l’erreur percu par ces derniers comme un risque plus important que les opportunites qu’il peut creer.
La source de ces conditions etant externe a l’entreprise, cette derniere ne peut pas agir directement sur elles. Pour pouvoir instaurer cette pratique, elle devra tenir compte de la condition contraignante generee par les marches financiers. Il lui faut revisiter la maniere dont elle va considerer et integrer le risque dans son organisation. Sans ce travail prealable, decreter le droit a l’erreur ne serait qu’une injonction paradoxale de plus, et de taille.
L’environnement, aussi important que delaisse
Selon Le Robert
, ≪?l’environnement est l’ensemble des conditions naturelles et culturelles qui peuvent agir sur les activites humaines?≫. Applique au monde de l'entreprise, cela inclut le secteur d'activite, le modele economique et la strategie (court terme vs long terme). Ces elements influencent l'humain, ses croyances (favorisantes ou bloquantes) et la culture de l'entreprise.
La variete et la puissance de ces facteurs soulignent l'importance de l'environnement dans toute transformation humaine. Pourquoi n'est-il pas systematiquement pris en compte ? La notion d’environnement et ses conditions sont l’antichambre d’un retour de la complexite dans les entreprises. Elles s’opposent a la vision simpliste qui les domine depuis le debut du siecle. En cela, elles sont soutenues par des consultants ayant une propension a proposer des solutions toutes faites. La recherche academique est egalement concernee.
Quand les consultants vendent des produits standards
Francois Dupuy
, sociologue des organisations, pointait depuis longtemps cette incongruence portee par des cabinets conseils?: ≪?le diagnostic est gratuit?≫. Ils proposent des solutions cles en main pour des problemes dont l’enchainement des causes est peu pose et les conditions oubliees.
Pour eux, la solution precede le probleme. On ne transforme pas les organisations avec des outils, d’autant plus quand ils sont standards.
Les grands groupes peinent a se questionner
Prendre en compte l'impact de l'environnement sur l'humain oblige l'entreprise a briser certains tabous. En effet, le business model et la strategie sont rarement soumis a l’esprit critique des salaries, meme des dirigeants de business units. On leur demande avant tout d'exceller dans l'execution, consideree comme une vertu cardinale dans les strategies a court terme privilegiees par la plupart des grands groupes.
Prendre en compte l'impact de l'environnement sur l'humain, c’est aussi en finir avec cette deresponsabilisation que ces groupes appliquent sur tout ce qui touche de pres ou de loin a l’organisation et a l’humain. Ils ont delegue la
strategie organisationnelle aux grands cabinets conseils
et la mise en œuvre concrete des transformations aux managers.
De maniere quasiment dogmatique, l’enchainement des causes et des consequences s’arrete aujourd’hui au niveau de ces derniers sans chercher les causes superieures. Cette attitude est l'une des principales raisons des difficultes actuelles dans la realisation des transformations organisationnelles.
Quand la recherche academique traite plus de sujets que de problemes
Si l'on observe les sciences de gestion axees sur le management et l'organisation, on constate que la notion d'environnement ne suscite pas un grand interet. La priorite est de traiter un sujet precis plutot que de s'attaquer a des problemes systemiques. L'environnement est souvent relegue au rang de simple ≪?contexte?≫ et rapidement ecarte. Or, etudier un sujet dans un environnement donne ne le rend pas pour autant legitime dans un autre suivant les conditions generees par chacun.
Certaines conditions, comme les environnements a risque, sont des elements permanents qui ne peuvent etre assimiles au contexte, lequel est par nature exceptionnel. En effet, l'etendue de ces conditions peut remettre en cause l'interet meme du sujet traite. Une innovation, meme majeure, qui ne trouve pas d'application dans des environnements significatifs sur la duree montre clairement ses limites, comme le montre l'exemple de
l’holacratie
.
Le charme de la recherche academique tient dans le fait que, quelle que soit la question que l'on se pose, il est fort probable que quelqu'un, quelque part, s'y soit deja interesse, meme si ce n'est pas sous le meme angle. L'environnement ne fait pas exception a cette regle. On le retrouve notamment dans le domaine de l'ergonomie du travail, a travers la notion d'environnement capacitant (≪
Des environnements capacitants a l'ergonomie constructive
≫, de Pierre Falzon, CNAM / Centre de recherche sur le travail et le developpement, 2013).
Ce concept est defini par Pierre Falzon, titulaire de la chaire d’ergonomie et de neurosciences du travail au CNAM, comme
non agressif pour l’individu, lui permettant
d’etre efficace, de reussir, d’elargir ses possibilites d’action, son autonomie
. Au-dela d’enteriner le concept d’environnement et son impact sur l’humain, cette approche souligne l'importance cruciale de recherches pluridisciplinaires ancrees dans l'etude concrete du terrain.
Avec 70% des projets qui n’atteignent plus aujourd’hui leurs objectifs, repenser l’approche des transformations est plus que jamais necessaire (≪
The ‘how’ of transformation
≫, de Michael Bucy, Adrian Finlayson, Greg Kelly et Chris Moye, McKinsey, 2016).
Oser aborder de nouveau la complexite a travers le jeu d’enchainement des causes et consequences jusqu’a remonter, pourquoi pas, au niveau de l’environnement, est potentiellement une cle de succes majeure.? Dans un monde incertain ou les visions du futur du travail se bousculent, et ou il faut aller plus vite, les entreprises peuvent difficilement s’en passer.
Depuis le debut du 21e siecle, les entreprises ont privilegie une approche simpliste de leur activite, dans le but d'accroitre leur efficacite. Cette tendance s'est aussi manifestee dans leurs projets de transformation et leur maniere de resoudre les problemes. Or, l'entreprise est un systeme complexe, et l'etre humain l'est encore plus. Rejeter la complexite revient a se priver de facteurs de reussite d'une importance vitale.